[J'émets l'hypothèse qu'Anaphe est un port...]

Le voile se gonfla une dernière fois, avec le vent, en entrant au port.
Le navire était grinçant, tanguait sans raison apparente, et il était manifestement victime de nombres d'avaries sérieuses.
Ce fut un miracle, presque, qu'il réussisse à s'amarrer sans problème.
Il n'y avait, évidement, personne pour l'accueillir.
Alors évidement, les officiers de bord prirent la poudre d'escampette, voulant s'éviter des ennuis avec la compagnie.
Une cargaison perdue sans ramener un sous vaillant, ou presque, le capitaine mort de dysenterie, l'équipage réduit de moitié, le navire incapable de reprendre la mer avant plusieurs mois..
C'était une catastrophe commerciale, et si ils voulaient échapper à l'esclavage afin de ramener la compagnie dans ses frais, ils devaient disparaître.
Ils le firent avec le peu de gains du voyage et la marchandise restante.
Une partie de l'équipage déserta aussi, mais l'autre resta à bord, espérant conserver leur poste.

Restaient les passagers embarqués en catastrophe.
Des cinq, Tristan Vaël semblait avoir le mieux supporté le voyage.
Tempêtes, menaces d'attaques, avaries, sous alimentation, ne l'avaient presque pas marqué.
Un peu amaigri, plus sec, mais toujours le même.
Avec son frère, Romain-Diogène, ils pouvaient de loin passer l'un pour l'autre, taille semblable, même cheveux mi long tirant sur le brun, en bataille, même traits de visage, les mêmes yeux légèrement asymétriques, et d'une couleur verte variant du gauche au droit.
Toutefois, Tristan était plus batailleur, plus volontaire, et aussi un peu plus large d'épaules, plus costaud, quand son jeune frère n'était rien de plus qu'une perche rectiligne, à ce point là.
Le premier était un bon vivant n'aimant rien mieux que rester en plein air quand l'autre, morose, un pli à la lèvre lui donnant une moue boudeuse, s'absorbait dans les digressions intellectuelles, les calculs, l'histoire... tout ce qui pouvait sembler théorique et abscons à l'autre.
Et si Tristan était un bon bretteur, un excellent lutteur, un bon cavalier, et même un danseur accompli, et tant d'autres choses, il était par ailleurs incapable de lire ou d'écrire aussi bien que son frère "Rom" comme il l'appelait, et ne comprenait pas un traître mot d'économie ou de politique, quand "Rom" était lui incapable de vous dire par quel bout prendre un couteau ou de monter sur un cheval sans se ridiculiser illico.
Mais pour le moment...
Pour le moment, Rom était à fond de cale, et son bras cassé le faisait atrocement souffrir, la fièvre l'avait gagné, entre le manque d'alimentation et la non cicatrisation...
L'air vicié sous le pont avait même faillit avoir raison de lui avant qu'on ne lui fasse fabriquer une litière pour le porter dehors par beau temps.
Mais il resté grelottant, le teint jaune cireux, les cheveux collés au crâne, les yeux tantôt brillants, tantôt vitreux.
Avec eux, il n'y avait que deux servantes de Fort Vaël et le fils de l'une...
Autrement dit, rien du tout.
Accoudé au garde fou, Tristan réfléchissait à sa situation.
Il maugréa, mais il n'avait pas le choix.
Prestement, il descendit au fond et rassembla son monde.

"Line, tu prends ton gosse, et tout ce que tu peux trouver d'utile par ici...
Eda, tu peux m'aider à monter la civière de Rom?"


Ce n'était qu'une question de principe, mais elle objecta quand même, arguant de la fragilité du garçon.
Tristan haussa les épaules en soupirant, l'air las.

"Je sais Eda, mais hélas, je ne peux pas le laisser là seul... et non, vous ne resterez pas avec.
Je ne tiens pas à apitoyer mon oncle et dieu sait qu'il va déjà l'être!
Et qui sait si ce rafiot sera encore là dans une heure..."

Peu de temps après, ils marchaient dans les ruelles d'Anaphe, deux femmes, l'une portant un bébé et deux trois bagages, l'autre aidant un jeune homme à porter une civière où en gisait un autre.
Cortège morose, sans gloire, dépenaillé pour partie.
Arrivés devant une maison riche, probablement celle d'un commerçant prospère de la ville, peut-être même un notable, Tristan demanda à Eda de poser la civière par terre délicatement, puis frappa à la porte.
Un instant plus tard, après quelques bruits de pas, Une lumière s'alluma à l'intérieur, et la porte s'ouvrit sur une jeune fille âgée d'un peu plus d'une quinzaine d'année aux cheveux auburn, grande pour une fille mais plus petite que Tristan, fine, et qui avait indéniablement un air de famille avec les deux frères.
Sur le moment, elle resta bouche bée, les yeux grands ouverts, les mêmes yeux qu'eux, au détail près.
Alors elle lui tomba dans les bras avec un sourire resplendissant.


"Oh Tris, ça en faisait, du temps!"


Il la saisit délicatement, et lui déposa un baiser sur le front, avec un sourire amusé, la gardant contre lui un instant, lui caressant l'épaule, puis il lui chuchota "Moi aussi j'ai trouvé l'année longue, sans te voir, cousine..."
Et avec un clin d'oeil, il recula, se détachant de son étreinte...


"Elyne, on peut entrer? Rom est dans un sale état et a besoin de repos.."


Le jeune fille regarda alors derrière lui, et s'agenouilla rapidement à côté du plus jeune des deux frères, apparement inconscient.
On la vit pâlir légèrement, et elle posa le dos de la main sur le front du jeune homme.
Qui ouvrit brusquement les yeux, l'air alarmé, et mit, dans son état, quelques secondes à la reconnaître..


"Heee, El'.. Si Tris m'avait dit..."


Il souriait faiblement... Mais c'était le premier sourire depuis des jours, il valait son pesant d'or, pour les autres.


"Chut, tait toi donc..."


Elle lui caressa la joue d'un air attendri, et se releva derechef, leur signifiant d'entrer au plus vite.
Se glissant près de Tristan, elle eut une moue désabusée...


"Tu n'es pas venu juste pour moi, n'est-ce pas? Qu'est-il arrivé?"


Il grommela, lâcha un juron, et la foudroya du regard, sachant qu'il n'aurait pas pu l'éviter, mais il avait espéré quand même, un instant, pouvoir oublier ça, au moins le temps d'une soirée.
Au lieu de ça...
Il fit quelques pas encore, avant de daigner lui offrir une réponse.


"Tu pourrais me trouver ton père? J'aimerais autant n'avoir à le dire qu'une fois."


Elle hocha la tête, dépitée mais compréhensive, et Elyne Vaël-Goron, cousine des deux frères, disparut dans un escalier en colimaçon pour retrouver son père dans le bureau où il passait ses soirées depuis la mort de sa femme.
Alec Goron était un marchand comme on en trouvait des centaines, mais il était riche, pas spécialement bête, plutôt bien fait de sa personne, et de surcoît, il avait proposé au grand père d'Elyne suffisament pour la main de sa fille si elle avait été une riche héritière quand les Vaël n'étaient plus tellement mieux lotis que les soldats qu'ils entretenaient sous leur toit.
De là était née Elyne, alors.