-... c'est lorsque la porte s'est refermée et que le navire a fait une embardée que je me suis retrouvé coupé de vous, madame. J'ai fait ce que j'ai pu pour l'ouvrir, mais l'eau et l'écume m'en ont empêchées.
-C'est moi qui l'ai empêché de se noyer, madame. Il était encore à s'acharner sur la serrure alors que l'eau avait envahie la pièce. Naal acquiesça à regret.
-Lorsque nous avons rejoint les autres, De Jolett ne voulait pas quitter le pont de son navire.
-Alors qu'il était déjà presque entièrement immergé et battu par des vagues monstrueuses. Moi qui ait toujours pensé que cette tradition était une légende...
-J'ai du l'assommer pour le mettre dans la chaloupe où nous attendaient déjà plusieurs marins, en compagnie de Darik. Le Sabre esquissa un rare sourire amusé à l'évocation de ce passage.
-Nous nous sommes ensuite éloignés pour éviter d'être aspirés avec le navire lorsqu'il disparaitrait dans les eaux...
-...Et c'est là que vous m'avez repêché. Enchaina Samil.
-En vérité, on a failli lui mettre une de nos rames en travers du nez. On l'a hissé à bord, lui ainsi que quelques autres marins qui nageaient autour de nous. La tempête nous a empêchée de savoir où nous étions exactement et nous avons dérivés aux grès des courants et des vents jusqu'à ce que le temps se calme.
-Puis nous avons rejoint la côte, à une vingtaine de lieues au nord de la frontière entre Mésomnon et Naxopole.
-Nous avons finalement rejoint Trimaya, d'où nous avons pu avertir le Basileus du naufrage avant de nous embarquer à bord d'un des transports envoyé pour rechercher des survivants. Les cinq soldats se turent. Naal reprit, d'une voix grave:
-Nous avons appris plus tard qu'un pêcheur local avait découvert des corps et des débris sur une plage en Naxopole. Dont celui d'un homme portant un sabre et une armure en cuir. Sahen.
Les cinq soldats, qui avaient retirés leurs armures et armes -à l'exception de leur sabre-, restèrent graves à l'évocation de leur camarade disparu. Ils se tenaient là, dans le salon privé de l'appartement de l'administrateur Aënon. Naal était assis dans l'un des deux fauteuils entourant la table basse, Samil occupant l'autre. Josh avait pris place sur l'une des chaises de la salle à manger, s'asseyant à l'envers, le dossier face à lui. Darik et Varus étaient restés debout contre le mur, l'un à côté de la fenêtre, l'autre à côté de la porte.
-Nous vous avons cherchée partout pendant des mois. Lorsque l'escadre de l'amirale Neraï est arrivée, nous sommes montés à bord du Cygne Noir. Lorsqu'il est reparti, deux mois de recherches plus tard, nous avons débarqués. Nous avons parcourus la côte de Naxopole pendant encore deux mois supplémentaires à la recherche d'une trace, d'une piste, d'un signe. Mais rien...
-...puis nous avons reçu l'ordre de revenir à la maison. Que les recherches étaient terminées...
-Bien sûr, nous avons obéis. Vous étiez morte pour tous, après quatre mois.
-...pour tous?
-Sauf pour nous. Nous vous connaissons: vous avez survécue à pire qu'une tempête et vous êtes pleine de ressources. Et que l'on n'ait pas retrouvé votre corps nous laissait un espoir.
-A Ald'Rhune, nous sommes arrivés au milieu de vos funérailles... Elles étaient somptueuses.
Hélèna releva la tête et regarda tour à tour chacun des membres de l'escouade Delta, de ses grands yeux perdus.
-...des funérailles? Répéta-t-elle, surprise.
-Vous étiez officiellement déclarée morte. Et vous avez reçue des funérailles nationales pendant une semaine.
-...une semaine?! ...Entière?! Cette fois-ci, elle resta choquée.
Les lèvres de Naal dessinèrent un sourire amusé. Il hocha la tête avant de reprendre:
-Vous ne changerez jamais: vous êtes toujours la seule à ne pas vous rendre compte à quel point vous êtes populaire à Ald'Rhune, amnésie ou pas.
Si la jeune femme l'avait pu, elle aurait rougie. Or, ce n'était pas possible. Plus depuis un peu plus de 56 ans. Ses mains se joignirent et elle baissa la tête.
-Vous vous souvenez de ce qui s'est passé à partir du moment où je vous ai perdue, à bord de la Hylvië?
La comtesse hocha négativement la tête avant de relever ses yeux sur l'officier:
-Je me souviens seulement de m'être éveillée dans des dunes de sable, sous un soleil levant. C'est même ce qui m'a réveillée.
-Le soleil. Evidemment... Mais comment avez-vous fait pour... Naal mima une coupe portée à sa bouche.
-J'ai résistée le plus longtemps possible avant de devoir me résoudre à chasser des animaux sauvages pour étancher ma soif.
-Ça n'a pas dû être facile... Naal glissa un coup d'oeil à Varus. Ce dernier ne semblait pas bien comprendre ce que venaient de se dire son commandant et la jeune femme qu'ils étaient censés protéger. Les autres membres de l'escouade se tournèrent également leur attention sur le petit nouveau.
Naal se leva et avança vers Varus, pour s'arrêter face à lui. Plantant ses yeux dans ceux de son subordonné, il s'adressa à lui d'une voix calme:
-Il y a beaucoup de choses dîtes sur la comtesse. Certaines sont vraies, d'autres non. Mais il y a deux choses à savoir et dont il faudra garder le secret au péril de ta vie. La première, comme tu as déjà pu l'entendre, c'est qu'elle possède des dons psioniques puissants. La seconde, sans doute la plus secrète des deux, c'est qu'elle n'est ni humaine, ni elfe: elle est vampire.
-Vous... vous êtes sérieux, chef?
-Extrêmement. Je parie que vous voyiez les vampires comme des créatures sanguinaires et violentes. Je me trompe, mon garçon?
-N-Non chef. Mais si la comtesse est vampire, pourquoi a-t-elle besoin qu'on la protège? Elle saurait certainement se défendre elle même.
-Elle le saurait sans doute, mais ne le ferait probablement pas. Ce n'est pas dans sa nature.
Le soldat resta un instant abasourdi. Naal rit en voyant son visage:
-Varus, mon garçon, tu fait désormais officiellement partie des Deltas! La seule escouade chargée de protéger la seule vampire qui déteste le sang! Le jeune soldat posa ses yeux sur la comtesse. Cette dernière l'observait avec attention et appréhension. Leurs regards se croisèrent un court instant, durant lequel Varus pu lire dans ces yeux pâles la prière silencieuse de la jeune femme.
-Mais... vous ne mordez pas? Comment faites-vous pour vous nourrir? Demanda le jeune soldat à la jeune femme à la peau d'albâtre. Alors qu'elle allait lui répondre, c'est Naal, qui entre-temps avait rejoint son fauteuil, qui lui répondit:
-C'est simple: je la force à boire un peu de mon sang après m'être entaillé. Nous lui en donnons tous et à chaque fois, elle tente de le refuser. Et non, elle ne mord jamais, même pour se défendre.
-Je suis la même personne que lorsque vous ignoriez ce que j'étais, Varus. S'il vous plait, ne me jugez pas sur ma nature, mais sur mes actes. Le jeune soldat inspira, puis hocha la tête:
-Votre secret sera bien gardé, madame. Mais je ne pense pas être prêt à... enfin...
-M'offrir du sang? Si je pouvais, je m'en passerais bien. Dit-elle en souriant tristement. Rassurez-vous, je ne vous le volerais pas. Je ne l'ai jamais fait. Enfin, je crois...
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-Vous n'arrivez pas à me voir?
-Non Naal, je ne te vois pas. Le jeune femme soupira, désespérée. Dans son dos, le soldat parut contrarié.
Le reste de la journée n'avait été qu'évocation de souvenirs, tentatives jusque là peu fructueuses de lui faire retrouver la mémoire. Elle se souvint ainsi de détails, de noms de lieux et de quelques informations mineures. Mais certaines parties de sa mémoire -les plus importantes- restaient inaccessibles. Hélèna savait que ces informations étaient là. Elle pouvait presque les sentir, derrière ce verrou. Mais comment faire sauter ce blocage? A chaque fois qu'elle tentait de s'y attaquer, il la contrait. Comme si ce damné obstacle suivait ses mouvements et se déplaçait en même temps que ses efforts... Le fait de ne pas pouvoir repérer l'origine de ce verrouillage alors qu'elle avait toujours fait preuve d'une grande habileté avec l'esprit avait fait germer une théorie dans la tête du chef des Deltas. Et si le blocage en question était dû à la perte d'une partie des capacités psioniques de la jeune femme?
Et c'était la raison de ces exercices mentaux: savoir si la comtesse avait -oui ou non- perdu des facultés. La réponse était accablante: oui. Et beaucoup, qui plus est... La jeune femme ne pouvait pour ainsi dire plus transmettre d'informations complexes à celui avec qui elle était autrefois le plus habitué à communiquer. Elle pouvait encore lui parler mentalement, quelque soit la distance. Mais elle ne pouvait désormais plus lui transmettre de sensations, d'images, de pensées complexes... Et c'était un constat fait sur l'ensemble des membres de l'escouade. Quant à ses autres pouvoirs, le néant. Elle ne pouvait plus "voir" les autres esprits autour d'elle, comme elle le faisait pourtant si naturellement autrefois. C'était comme être aveugle après avoir pu contempler le vaste monde. La perte était immense...
Naal revint vers sa protégée, l'air pensif. Cette perte presque totale de ses pouvoirs, parallèlement à ce blocage presque "intelligent"... Ça n'avait pour ainsi dire aucun sens. L'esprit de la comtesse avait toujours été une véritable forteresse...
-J'ai pourtant presque l'impression de connaitre l'obstacle qui me bloque... C'est étrange... Laissa échapper la jeune femme. Naal se figea instantanément. Mais oui, bien sûr!
-Madame, je crois savoir ce que vous affrontez. La comtesse le regarda avec étonnement. Naal s'agenouilla face à elle et pris ses mains dans les siennes pour les plaquer contre ses tempes. Hélèna affichait sur son visage une expression empreinte de perplexité.
-Entrez dans mon esprit.
-Mais... j'en suis incapable!
-Souvenez-vous, vous le faisiez si facilement avant. Naal inspira et fouilla sa mémoire. Rappelez-vous lorsque vous m'avez appris à protéger mon esprit la première fois.
La jeune femme se concentra sur sa mémoire fragmentée. Heureusement, elle se souvenait de presque tout ce qu'ils avaient vécus ensemble, le chef des Delta et elle. Elle sentit son esprit s'échauffer sous la forte concentration. Devant elle, les yeux rivés aux siens, Naal lui souffla:
-Maintenant, imaginez votre conscience glisser jusqu'à la mienne par vos doigts. Vous y êtes? Hélèna ferma les yeux.
-Ou...oui, je crois.
-Maintenant, ouvrez votre esprit... La comtesse s'exécuta... Au fur et à mesure qu'elle s'ouvrait à la conscience de l'homme lui faisant face, elle percevait des couleurs, des impressions. S'attardant sur ces sensations, elle chercha à s'en approcher. Devant elle, un mur flou se dressa. Essayant de voir à son travers, elle se rendit compte qu'elle en était incapable. Soudain, sans aucune raison, le mur disparu comme s'il n'avait existé.
-Bienvenue dans mes pensées, madame. Lui glissa d'une voix empreinte de douceur le soldat.
Hélèna se trouva soudain nimbée de mille images, sons et odeurs, de concepts intellectuels divers et de mots. Elle redécouvrait en un instant cette sensation qu'elle se souvint connaitre et maitriser. Retrouvant son habileté, elle papillonna parmi les pensées de son garde du corps. Elle fouilla à la hâte ce qu'il pouvait bien connaitre sur elle... Et ce ne fut pas long pour que quelque chose sorte de ces flots continus de pensées! Au détour d'un souvenir de son instruction à l'académie militaire d'Ald'Rhune, Hélèna trouva par pur hasard un souvenir où elle se vit distinctement. Elle était face à Naal comme ils l'étaient en ce moment. Et, les mains posées sur ses tempes comme maintenant, elle entreprenait de lui apprendre comme protéger son esprit contre les intrusions...
#C'est ce que vous aviez besoin, madame. N'est-ce pas?#
#Oui... oui. Merci Naal. Merci du fond du coeur.#
La comtesse rouvrit les yeux et retira ses mains. Elle voyait toujours les pensées de son garde du corps. Ce dernier esquissa un sourire et le mur flou réapparu, enserrant son esprit de son enceinte hermétique. Hélèna se pencha mentalement sur la barrière du soldat. Elle y posa le doigt. Et, appuyant un peu, elle traversa cette protection devenue étrangement immatérielle. Elle la traversa comme on traverse la fine frontière entre l'océan et le ciel... Décidant de ne pas s'attarder, Hélèna recula et quitta l'esprit de son ami.
-Ohooo. Laissa échapper Naal.
Maintenant sa concentration, la jeune femme se livra à une petite expérience sur elle-même. Elle devinait maintenant ce que le chef des Deltas pensait avant qu'elle n'entre dans sa tête: et si ce blocage n'était autre que sa propre forteresse mentale, dont elle aurait perdu les clefs? S'approchant d'un des remparts, elle y posa la main. D'une douce impulsion, elle sentit ses doigts traverser les premières défenses mentales...
Et d'un coup, d'un seul, tel un coup de tonnerre, une vague de souvenirs qu'elle croyait perdus réapparurent dans son esprit. Retenant sa respiration, elle se figea mentalement.
-Ow.
-Vous allez bien, madame?
-Oui... oui, très bien. Je crois que je viens de redécouvrir une dizaine d'années de ma vie. Dit-elle, sonnée. Puis, d'un sourire désarmant, elle ajouta:
-Tu pensait que ce blocage pouvait être mes défenses mentales, n'est-ce pas? Et bien tu as raison: je les reconnais maintenant...