On dit l’Ordre des chevaliers militants déchu depuis fort longtemps, mais ces propos sont erronés, car l’Ordre n’est pas tombé, il s’est seulement fait oublier, pour mieux revenir à la charge.

C’était la plus grande place des cinq monarchies et cinquante mille soldats de dieu y étaient alignés en ordre de bataille.
L’état major, Ilmen Estelad à sa tête, s’arrêta devant cette marée de visages. Des rangées et des rangées de soldats, les piques bien droites en guise de salut, les longues hallebardes taillant les courants d’air, les lames dégainées des piétons et des sergents accrochant la faible lueur du soleil en une série de scintillements. Les chevaliers étaient là, régiments après régiments, les grandes coiffes des chevaux s’agitant au vent, leurs chanfreins noirs émettant des cliquetis métalliques et leurs bardes blanches de soie propre où étaient brodés le signe de l’Ordre. Leurs cavaliers, immobiles dans leurs cottes de mailles étincelantes couvertes de surcots blancs décorés eux-aussi du noir signe de l’Ordre des chevaliers militants.
Ilmen Estelad resserra les genoux et sa monture pénétra dans la place au petit galop.
Un murmure s’éleva dans l’armée assemblée. À mesure que le jeune seigneur avançait vers le centre de la place, le murmure se transforma en clameur. L’armée l’ovationna, les trois côtés d’un espace gigantesque éclatèrent en applaudissements tendis que plusieurs milliers de gorges s’unissaient en une tempête de bruit qui ébranla l’air. Puis des mots commencèrent à se former, une phrase répétée inlassablement :
-  Hor -la kadhar  - Hor -la kadhar 
Gloire à dieu, entonnèrent-ils, remerciant leur créateur.

- Hor -la kadhar, murmura Ilmen Estelad, les larmes lui piquant les yeux.
Mais il ne pleura pas. Il dégaina rapidement son épée qui étincela de blanc au soleil et les acclamations redoublèrent « on les entendrait à des lieux à la ronde » songea t’il. On entendrait l’armée sainte louer le Seul véritable Dieu et ils trembleraient, ces incrédules, en comprenant enfin que l’heure des dieux était révolue et que l’heure Du Dieu était arrivée.
Ilmen rengaina son épée. Le sang affluait en lui comme une grande marée, le rajeunissant encore. Le cheval Hongre sentit de quelle humeur il était et dansa sous lui. Tous deux avancèrent vers l’échafaud qui avait été érigé sur la place où la statue d’Abeleyn les regardait avec ses yeux de granit, comme il regardait depuis six siècles dans cette cité qu’il avait fondée. L’état major du Monarque le rattrapa, leurs surcots de soie flottant au vent comme des bannières, les fanions de bataille voletants au-dessus de leurs têtes, tels des serpents aux couleurs vives.
Les acclamations se turent comme un coup de vent se calme, devinrent un murmure, puis un silence : on entendait plus que les sabots de la monture du Monarque sur la surface pavée de la place.
Lorsque Ilmen Estelad arriva à l’échafaud, il s’arrêta et coiffa son heaume ; un grand heaume en pot typiquement occidental, celui-ci orné de fines gravures et portant sur la joue droite un perçage représentant le signe de l’Ordre.
Ilmen Estelad prit la parole d’une voix caverneuse due au fait qu’il s’exprimait sous deux kilos d’acier:

-Soldats de dieu, chevaliers du saint Ordre, un grand jour pour nous tous que celui que nous vivons !
La foule hurla, puis se tut presque aussitôt.

-Aujourd’hui débute l’accomplissement de la volonté du Seigneur, je sens l’impatience qui est la vôtre, celle de partir au combat, au nom de Dieu, au nom de l’Ordre !

Une nouvelle clameur retentit de plus belle, puis s’estompa.

-Pas de long discours, pas aujourd’hui, seulement une phrase et une seule ! Celle qui vous suivra tout le restant de votre vie : Désormais, la foi s’adoptera à coups de hallebarde !

L’armée s’égosilla de fierté, faisant vibrer l’atmosphère et s’envoler les colombes.
Sur-ce, Ilmen se retira de la place, sous les tambours qui, par leur son grave et monotone, donnait la cadence aux régiments, en marche pour la guerre.