Hélèna avait passé la majeure partie de ses journées de voyage dans sa cabine, seule. Les tâches ne manquaient pas, loin de là. Il fallait à la diplomate préparer avec soin cette entrevue dont dépendrait la paix ou le chaos. La paix était bien entendu la meilleure des solutions envisageables...
La première des questions qui se posait à l'ambassadrice impériale était de définir l'arrivée en territoire d'Outre-mer. Hélèna avait choisit de scinder l'escadre d'escorte en deux. Arrivés en vue de la côte, l'Aldebarh et le Sygvenn se détacheraient de la Hylvië, qui continuerait seule vers le port de Roc-le-Chastel. L'approche de la diplomate se voulait la plus amicale possible. En renvoyant les deux navires d'escorte et en faisant ouvertement confiance en les habitants d'Outre-mer, elle espérait éviter autant que possible de s'en attirer l'antipathie. A ce sujet, la Hylvië était le navire idéal pour cette opération: dénuée d'armement, si l'on fait abstraction de sa compagnie d'Infanterie de Marine, elle ne donnerait pas l'image de l'arrivée d'un nouveau contingent militaire, ce que n'aurait pas manqué de faire la vue d'un des galions de la flotte impériale.
La seconde question était de savoir comment débarquerait la délégation impériale. Soldats devant? Non. Soldats autour? Non plus. Là aussi, la comtesse avait choisie de jouer la carte de la confiance. Elle serait donc en tête, Babka à ses côtés -si ce dernier n'y voyait pas d'inconvénients-. Les hommes de l'escouade Delta seraient juste derrière eux, aux côtés du capitaine De Jolett. Cela ne représentait pas énormément de protection, mais les Sabres seraient à même d'assurer la sécurité de ce joli monde en cas de problème. D'autre part, la probabilité qu'il y en ait un était infime. Surtout pour un premier contact. Et la délégation pourrait compter -logiquement- sur les soldats d'Outre-mer.
La troisième question était un peu plus personnelle: elle concernait l'habillement qu'arborait la comtesse lors de son débarquement. Il était fort à parier que ce dernier se ferait de jour. Alors? Hélèna choisirait-elle de se protéger des rayons solaires ou ferait-elle face, comme il lui arrivait de le faire en présence des hommes d'équipage?
Finalement, elle choisit de faire son entrée à tête découverte. La douce température de l'Outre-mer lui permettrait même de se vêtir d'une de ses tuniques légères drapées aux divers teintes de bleu. Les hommes de l'escouade Delta porteraient des capes couleur crème -drapées elles aussi par mesure d'homogénéité- sur leurs armures F. Quant au capitaine et au seigneur Babka, libre à eux de choisir comment apparaitre...
La décision de la jeune femme était claire. Elle ne voulait absolument pas paraitre une menace auprès de la population. Elle espérait apparaitre éclatante, mais sereine et pacifique -ce qu'elle était assurément-.
Ald'Rhune disposait de quelques contacts en Outre-mer: la CMA disposait d'un modeste comptoir à Roc-le-Chastel. C'est même ce dernier qui avait "attiré" l'attention du maitre marchand Tilk Nosferan dans l'affaire des pompes de Méthone. Le responsable du comptoir ne manquerait pas de saluer la comtesse dès que l'occasion se présentera à lui. Ou inversement...
Hélèna achevait d'écrire une ultime lettre à ne lire qu'en cas de problèmes. Une série d'enveloppes se trouvaient déjà sur son bureau devant elle. Chaque enveloppe contenait une série d'ordre destinés à faire face à tout type d'imprévus. Que ce soit séquestration de la délégation, attente plus longue que prévue... Même une concernant l'assassinat pur et simple de sa personne. Hélèna espérait de tout cœur à ce que le lieutenant de la Hylvïe ou son capitaine n'aient jamais à ouvrir cette lettre.
La comtesse sortit de sa cabine et se rendit discrètement sur le pont de sa frégate. Il faisait nuit. Le temps était doux. Une petite brise gonflait régulièrement les voiles des trois navires navigant en formation. Hélèna croisa quelques matelots prenant l'air sous les étoiles. Quelques uns d'entre eux fumaient de longues pipes, accoudés au bastingage. Ils saluèrent leur passagère avec un respect non-feint.
-B'soir, mademoiselle.
-Bonsoir, messieurs. Jolie nuit, n'est-ce pas?
-Assurément! C'est just'ment c'que j'me disais aussi. T'nez, on aperçoit la Constellation du centaure et celle du dragon...
-En effet... C'est joli, toutes ces étoiles. On dirait qu'elles sont posées en désordre dans le ciel mais chacune semble avoir a sa place...
-Ça, s'ben possible...
La mature craqua doucement, rappelant à tous qu'un navire vit sous leurs pieds. Hélèna s'assit dos au mat le plus proche, rejoint par trois matelots. Parmi eux, un jeune mousse. C'était son premier voyage à bord de la Hylvïe. Et son second en tant que membre d'équipage...
-Vous pensez qu'ça va ben aller, là-bas? Il s'agissait du matelot fin connaisseur des étoiles.
-Je ne sais pas. Je l'espère...
-C'est dur de faire ce que vous faites? Le jeune mousse avait posé sa question d'une voix pleine de curiosité.
-Oui. Imagine toi seul sur ce navire, au cœur de la plus violente tempête que tu n'ait jamais vu, avec pour mission de le maintenir à flot.
-Tant que ça?!
-Et oui. Vous savez vous jouer des vents et de la mer. J'essaye tant bien que mal de faire de même lors d'une discussion autour d'une table.
-Présenté comme ça, ça a pas l'air très dangereux... Les deux matelots plus âgés foudroyèrent le jeune garçon des yeux.
La comtesse aperçu les éclairs lancés par les deux hommes et esquissa un sourire.
-Non, bien sur... Mais le moindre mot de travers déclencherait la mort de milliers de personnes dans les semaines qui suivent. Si les soldats ne sortent pas de la caserne, c'est souvent grâce à nous, diplomates. En conclusion, vous avez entre vos mains vos vies et celles de vos passagers. J'ai entre les miennes celles des milliers d'individus, hommes, femmes ou enfants. Et parfois, une table peut devenir bien plus menaçante qu'une féroce tempête...
Le silence se fit sur le pont. Seul le souffle du vent dans les voiles, le bruissement des vagues léchant la coque et les doux craquements du bois troublaient ce silence.
Hélèna aimait bien venir discuter et se mêler aux hommes de l'équipage. Il était toujours bon de connaitre ceux avec qui l'on voyageait. Et elle aimait bien les discutions un peu plus terre-à-terre de ces derniers. Ça changeait agréablement d'avec les questions d'États. Souvent, elle répondait aux questions de ses compagnons de soirée sur mille sujets, lorsqu'elle le pouvait. La comtesse maintenait une certaine proximité avec l'équipage de sa frégate. Et pour cela, elle était respectée et appréciée. Elle bénéficiait de ce fait d'une popularité presque supérieure à celle du Basileus ou du Contarque à bord du navire. Les marins avaient pour habitude de dire que si ces deux derniers étaient la tête d'Ald'Rhune, Hélèna en représentait sans doute le cœur...
Ils passèrent une bonne partie de la soirée allongés sur le pont en cercle, têtes contre têtes, à contempler les étoiles sous la direction du plus vieux des matelots. Il connaissait le ciel mieux que quiconque à bord, nommant chaque étoiles, chaque constellation et chaque corps céleste...
La nuit commençant à s'avancer, ils durent se séparer à regret. Les trois matelots quittèrent le pont après avoir partagés ce moment privilégié avec leur passagère. Ils appréciaient ces moments ou toute hiérarchie tombait pour ne laisser place qu'à l'échange de savoir, de point de vu et d'expériences... Hélèna profitait aussi grandement de ces moments, y tirant une source de calme et de sérénité, quand ce n'était de connaissances à l'instar des étoiles de ce soir.
D'après les estimations du capitaine, l'escadre devait arriver dans la matinée du jour suivant. En réalité, elle arriva en vu de la côte suffisamment tard pour que l'on puisse dire qu'il était tôt. Hélèna avait depuis longtemps regagnée sa cabine. Elle avait demandée à Naal Aldrinn de la rejoindre. Officiellement, c'était pour parler de comment allait se dérouler le débarquement. Officieusement, c'était pour offrir à la vampire quelques gorgées de son sang. S'il répugnait à Hélèna de boire du sang, elle n'en avait pas moins besoin de se nourrir. S'il n'en avait tenue qu'à elle, elle se serait bien laissée mourir... Mais elle refusait catégoriquement de mordre qui que ce soit pour lui prendre son précieux liquide vermillon. Heureusement pour elle, Hélèna pouvait compter sur une certain nombre d'hommes de confiance au courant de sa nature et des besoins s'y attachant.
Naal Aldrinn en faisait partie.
Et c'est régulièrement qu'il acceptait de céder un peu de ce précieux liquide vital. Le mode opératoire était simple: Naal s'infligeait une coupure suffisante pour emplir un verre. La comtesse bloquait mentalement la douleur, "anesthésiant" l'officier des Sabres. Et une fois le verre remplit, Hélèna soignait son bienfaiteur avec soin. En échange de ce service, Naal pouvait compter sur la protection mentale de la psionniste, ainsi que sur sa loyauté sans failles à l'égard de sa personne et de l'ensemble de l'escouade.
Parmi les Delta, tous sauf Sahen, le dernier Sabre à avoir rejoint l'escouade Delta, savaient pour la comtesse. Et tout ceux là avaient déjà volontiers donnés leur sang.
C'était un échange profitable aux deux parties...
L'opération ne prit qu'un quinzaine de minutes. La soif que la vampire contenait depuis maintenant quelques jours allait être étanchée pour un petit moment. Les entrevues diplomatiques seraient faites dans les meilleurs conditions. Hélèna porta le verre à ses lèvres. L'odeur du sang lui fit froncer les sourcils de dégoût. Puis, d'un geste vif, elle but d'un trait le contenu du verre. La tiédeur du sang parcourut le corps de la jeune femme, lui redonnant les forces qui risquaient de lui faire défaut à un moment ou un autre...
Après mise au point avec le capitaine De Jolett, il avait été convenu que les navires Ald'Rhunais croiseraient un moment au large afin d'attendre que le jour se lève. Non seulement cela laisserait aux dirigeants d'Outre-mer de préparer leur arrivée, mais en plus, approcher de nuit un port dont on ne connait pas grand chose n'était pas des plus indiqués. Certes, la Hylvië disposait des cartes impériales en plus de celles de la CMA. Mais avancer à l'aveuglette était hors de question. Le soleil ne tarderait pas et guiderait efficacement l'élégante frégate jusqu'au port. Ce n'était en tout et pour tout que l'affaire de quelques heures...