Étape précédente
Le voyage avait repris, la bonne humeur régnait.
Ils avaient cheminé gaiement sur la route pavée pendant quelques jours, en discutant et en chantant, en riant avec complicité des aventures qu’ils avaient déjà traversées. Grognar avait adopté le rythme de l’Ardonien et des ses courtes jambes, et acceptait sans râler d’aller d’un pas pour lui traînant.
Biquette était aux anges devant une telle entente et galopait de bonheur dans les hautes herbes et les coquelicots qui bordaient la large route, à quelques pas d’eux. Elle rongeait avec gourmandise le soir, autour du feu de camp les os qu’on lui abandonnait, restes des repas constitués des proies que le géant ramenaient infailliblement. Et elle s’endormait contre l’un ou contre l’autre, en se laissant bercer par le calme retrouvé de sa douce vie de chien.
Ainsi s’écoulèrent les journées et les nuits, dans le plaisir partagé de deux solitudes qui s’étaient trouvés, dans la délectation joyeuse de deux solitaires qui évitaient le monde.
Et ils parvinrent enfin à la frontière avec Mésomnon. Leur périple touchait à sa fin, ils allaient enfin entrer dans le cœur de leur mission, dans le feu tant attendu de l’action.
Un seul problème restait à régler, et non des moindres : percer le mur épais de la quarantaine… La Province était fermée, cadenassée, aucune entrée ni sortie n’était possible et les deux compères s’attendaient à des difficultés pour convaincre des soldats par définition bornés du bien-fondé de leur intervention.
Face à eux, à une centaine de toises, un poste de contrôle solidement gardé barrait la voie.
Une pause s’imposait, pour réfléchir à la manière de tromper la garde. La manière forte fut envisagée la première, comme toujours, puis rejetée pour le risque qu’elle comportait de se voir lâcher aux fesses toute l’armée de Mésomnon.
Il faudrait faire preuve de finesse et de subtilité et là, les deux amis se heurtaient à un obstacle qui débordait le champ de leurs compétences…
Grognar se tint silencieux pendant un long moment. Sa face se couvrit de grimaces en tous genres, il devint rouge, se tordait comme s’il souffrait beaucoup, s’assit par terre, abattu par une apparente fatigue insondable…
Circonspect, l’Ardonien le regardait avec une légère inquiétude. Les champignons qu’ils avaient ingérés à leur dernier repas pouvaient-ils être la cause de ce malaise ? Grognar, en homme des bois, avait l’œil sûr et expert du cueilleur de girolles, mais se pouvait-il que pour une fois, il se fût trompé, et qu’il ait ramassé par mégarde des moisissures toxiques ?
Il trembla un instant en pensant qu’il existait des champignons hallucinogènes, et que ce benêt de géant était bien capable de s’être une fois encore drogué à son insu…
Puis, il se ravisa et songea qu’il en avait consommé lui aussi une grande quantité et qu’il ne ressentait aucun symptôme.
Il ne voyait donc aucune raison qui justifiait que son compagnon plisse les yeux en les faisant rentrer dans le fond de leur orbite, que d’épaisses gouttes de sueur s’écoulent lentement sur la luisance de son crâne lisse, que ses narines se pincent et se dilatent successivement avec rapidité, comme pour une hypoventilation…
Puis, soudain, le géant parut reprendre son souffle et ses esprits et il se leva d’un bond, exposant sans vergogne ses dents sales et entartrées dans un atroce sourire qui constituait ce qu’il avait de plus agréable dans sa panoplie de sourires.
- J’ai un plan ! s’écria-t-il fièrement.
L’Ardonien en resta coi ! Ses jambes flageolaient, ses bras manquèrent de tomber au sol, sa bouche s’ouvrit toute grande de stupeur.
- Toi, gros, tu as un plan ?!?!?!?!
Grognar eut un petit rire timide et gêné de première communiante, conscient lui-même de l’aberration de cette affirmation.
- Oui ! Laisse-moi faire, je vais agir avec "talc" et "diplôme aussi" !
Sans un mot supplémentaire, fier de son futur tour dont il voulait préserver la surprise à son comparse, il s’élança d’un pas vif jusqu’au poste de garde, entraînant Biquette dans son sillage.
Méfiant envers son tact et échaudé par sa diplomatie, l’Ardonien courut à sa suite.
En quelques secondes, Grognar s’était porté à la hauteur des sentinelles qui veillaient là et qui le regardèrent arriver sous des paupières fatiguées de tant de journées de veille inutiles, pour garder l’accès d’une frontière que plus personne n’essayait de franchir tant on savait que les ordres du Palatin étaient inflexibles.
Par son ton et son attitude, Grognar tenta de se faire le plus aimable possible, ce qui, on s’en doute, ne lui permit que d’effleurer les limites inférieures de l’amabilité.
- Bien le bonjour, mes bons messieurs ! Mon ami et moi-même souhaiterions nous rendre à Orchomène…
- Pas possible ! Quarantaine ! répondit mécaniquement un des deux soldats, ne le laissant pas finir sa phrase.
- Je sais bien, je sais bien ! Mais nous avons une mission importante… Nous devons livrer cette biquette que vous voyez-là…
- Pas possible ! Quarantaine ! répéta tout aussi machinalement le deuxième soldat, interrompant une nouvelle fois Grognar.
Un léger picotement d’agacement commença de parcourir l’échine du géant… Il lutta contre lui-même pour s’en tenir à ses bonnes résolutions et chassa l’idée qu’il aurait bien finit sa phrase à coups de taloches.
- Bon, je suis pas en train de vous dire que je veux entrer ! reprit-il d’un ton un poil plus ferme, en serrant dans sa main sa baguette à pointes, ce qui avait pour effet de le calmer comme la présence rassurante d’un doudou apaise les enfants. Je vous dis juste que cet animal doit à tout prix être livré au Palatin de Mésomnon… Donc, si on peut pas le faire nous-même, auriez-vous la bonté d’assurer la livraison ?
L’Ardonien restait un pas en arrière, sidéré par la maîtrise nerveuse de Grognar et par son utilisation de tant de mots. Le géant continuait :
- La quarantaine s’applique aux gens qui parlent, mais pas aux bestioles, sauf erreur de ma part.
Les deux gardes se lancèrent des coups d’œil affolés. Ils se trouvaient dans l’expectative. Les consignes du Palatin n’étaient pas claires sur ce point. Il y avait un cruel vide juridique qui les plaçait dans une situation délicate : la quarantaine s’appliquait-elle aux chèvres ?
Ils jugèrent qu’ils n’étaient pas en mesure de trancher et préférèrent s’en remettre aux ordres de leur sous-officier forcément plus à même de réfléchir.
A peine !
Le sous-officier en charge de ce poste de garde éprouva de douloureuses migraines lui aussi devant cette pénible incertitude. Et puis, finalement, il se résolut à laisser entrer Biquette.
- Soit ! dit-il. La chèvre peut entrer mais ne comptez pas sur nous pour la livrer de suite. Dès que la relève arrivera, nous la ramènerons avec nous en rentrant à la capitale pour prendre notre repos.
Grognar demanda à son compagnon de rédiger une missive explicative sur un parchemin, ce qu’il aurait pu faire également puisqu’il savait lire et écrire mais qu’il ne fit pas parce que… Parce que bon !
Il roula la lettre et l’attacha au cou de la chèvre en tapotant sa tête avec émotion.
- On se retrouve bientôt Biquette ! T’inquiète pas, on sera pas loin, on bouge pas d’ici.
Et ce fut un spectacle déchirant que de voir Biquette gémir, retenue de l’autre côté de la frontière par une corde attachée à un poteau, pendant que Grognar et l’Ardonien installaient leur campement à quelques mètres d’elle, juste sous les moustaches des soldats.
Le voyage avait repris, la bonne humeur régnait.
Ils avaient cheminé gaiement sur la route pavée pendant quelques jours, en discutant et en chantant, en riant avec complicité des aventures qu’ils avaient déjà traversées. Grognar avait adopté le rythme de l’Ardonien et des ses courtes jambes, et acceptait sans râler d’aller d’un pas pour lui traînant.
Biquette était aux anges devant une telle entente et galopait de bonheur dans les hautes herbes et les coquelicots qui bordaient la large route, à quelques pas d’eux. Elle rongeait avec gourmandise le soir, autour du feu de camp les os qu’on lui abandonnait, restes des repas constitués des proies que le géant ramenaient infailliblement. Et elle s’endormait contre l’un ou contre l’autre, en se laissant bercer par le calme retrouvé de sa douce vie de chien.
Ainsi s’écoulèrent les journées et les nuits, dans le plaisir partagé de deux solitudes qui s’étaient trouvés, dans la délectation joyeuse de deux solitaires qui évitaient le monde.
Et ils parvinrent enfin à la frontière avec Mésomnon. Leur périple touchait à sa fin, ils allaient enfin entrer dans le cœur de leur mission, dans le feu tant attendu de l’action.
Un seul problème restait à régler, et non des moindres : percer le mur épais de la quarantaine… La Province était fermée, cadenassée, aucune entrée ni sortie n’était possible et les deux compères s’attendaient à des difficultés pour convaincre des soldats par définition bornés du bien-fondé de leur intervention.
Face à eux, à une centaine de toises, un poste de contrôle solidement gardé barrait la voie.
Une pause s’imposait, pour réfléchir à la manière de tromper la garde. La manière forte fut envisagée la première, comme toujours, puis rejetée pour le risque qu’elle comportait de se voir lâcher aux fesses toute l’armée de Mésomnon.
Il faudrait faire preuve de finesse et de subtilité et là, les deux amis se heurtaient à un obstacle qui débordait le champ de leurs compétences…
Grognar se tint silencieux pendant un long moment. Sa face se couvrit de grimaces en tous genres, il devint rouge, se tordait comme s’il souffrait beaucoup, s’assit par terre, abattu par une apparente fatigue insondable…
Circonspect, l’Ardonien le regardait avec une légère inquiétude. Les champignons qu’ils avaient ingérés à leur dernier repas pouvaient-ils être la cause de ce malaise ? Grognar, en homme des bois, avait l’œil sûr et expert du cueilleur de girolles, mais se pouvait-il que pour une fois, il se fût trompé, et qu’il ait ramassé par mégarde des moisissures toxiques ?
Il trembla un instant en pensant qu’il existait des champignons hallucinogènes, et que ce benêt de géant était bien capable de s’être une fois encore drogué à son insu…
Puis, il se ravisa et songea qu’il en avait consommé lui aussi une grande quantité et qu’il ne ressentait aucun symptôme.
Il ne voyait donc aucune raison qui justifiait que son compagnon plisse les yeux en les faisant rentrer dans le fond de leur orbite, que d’épaisses gouttes de sueur s’écoulent lentement sur la luisance de son crâne lisse, que ses narines se pincent et se dilatent successivement avec rapidité, comme pour une hypoventilation…
Puis, soudain, le géant parut reprendre son souffle et ses esprits et il se leva d’un bond, exposant sans vergogne ses dents sales et entartrées dans un atroce sourire qui constituait ce qu’il avait de plus agréable dans sa panoplie de sourires.
- J’ai un plan ! s’écria-t-il fièrement.
L’Ardonien en resta coi ! Ses jambes flageolaient, ses bras manquèrent de tomber au sol, sa bouche s’ouvrit toute grande de stupeur.
- Toi, gros, tu as un plan ?!?!?!?!
Grognar eut un petit rire timide et gêné de première communiante, conscient lui-même de l’aberration de cette affirmation.
- Oui ! Laisse-moi faire, je vais agir avec "talc" et "diplôme aussi" !
Sans un mot supplémentaire, fier de son futur tour dont il voulait préserver la surprise à son comparse, il s’élança d’un pas vif jusqu’au poste de garde, entraînant Biquette dans son sillage.
Méfiant envers son tact et échaudé par sa diplomatie, l’Ardonien courut à sa suite.
En quelques secondes, Grognar s’était porté à la hauteur des sentinelles qui veillaient là et qui le regardèrent arriver sous des paupières fatiguées de tant de journées de veille inutiles, pour garder l’accès d’une frontière que plus personne n’essayait de franchir tant on savait que les ordres du Palatin étaient inflexibles.
Par son ton et son attitude, Grognar tenta de se faire le plus aimable possible, ce qui, on s’en doute, ne lui permit que d’effleurer les limites inférieures de l’amabilité.
- Bien le bonjour, mes bons messieurs ! Mon ami et moi-même souhaiterions nous rendre à Orchomène…
- Pas possible ! Quarantaine ! répondit mécaniquement un des deux soldats, ne le laissant pas finir sa phrase.
- Je sais bien, je sais bien ! Mais nous avons une mission importante… Nous devons livrer cette biquette que vous voyez-là…
- Pas possible ! Quarantaine ! répéta tout aussi machinalement le deuxième soldat, interrompant une nouvelle fois Grognar.
Un léger picotement d’agacement commença de parcourir l’échine du géant… Il lutta contre lui-même pour s’en tenir à ses bonnes résolutions et chassa l’idée qu’il aurait bien finit sa phrase à coups de taloches.
- Bon, je suis pas en train de vous dire que je veux entrer ! reprit-il d’un ton un poil plus ferme, en serrant dans sa main sa baguette à pointes, ce qui avait pour effet de le calmer comme la présence rassurante d’un doudou apaise les enfants. Je vous dis juste que cet animal doit à tout prix être livré au Palatin de Mésomnon… Donc, si on peut pas le faire nous-même, auriez-vous la bonté d’assurer la livraison ?
L’Ardonien restait un pas en arrière, sidéré par la maîtrise nerveuse de Grognar et par son utilisation de tant de mots. Le géant continuait :
- La quarantaine s’applique aux gens qui parlent, mais pas aux bestioles, sauf erreur de ma part.
Les deux gardes se lancèrent des coups d’œil affolés. Ils se trouvaient dans l’expectative. Les consignes du Palatin n’étaient pas claires sur ce point. Il y avait un cruel vide juridique qui les plaçait dans une situation délicate : la quarantaine s’appliquait-elle aux chèvres ?
Ils jugèrent qu’ils n’étaient pas en mesure de trancher et préférèrent s’en remettre aux ordres de leur sous-officier forcément plus à même de réfléchir.
A peine !
Le sous-officier en charge de ce poste de garde éprouva de douloureuses migraines lui aussi devant cette pénible incertitude. Et puis, finalement, il se résolut à laisser entrer Biquette.
- Soit ! dit-il. La chèvre peut entrer mais ne comptez pas sur nous pour la livrer de suite. Dès que la relève arrivera, nous la ramènerons avec nous en rentrant à la capitale pour prendre notre repos.
Grognar demanda à son compagnon de rédiger une missive explicative sur un parchemin, ce qu’il aurait pu faire également puisqu’il savait lire et écrire mais qu’il ne fit pas parce que… Parce que bon !
Il roula la lettre et l’attacha au cou de la chèvre en tapotant sa tête avec émotion.
- On se retrouve bientôt Biquette ! T’inquiète pas, on sera pas loin, on bouge pas d’ici.
Et ce fut un spectacle déchirant que de voir Biquette gémir, retenue de l’autre côté de la frontière par une corde attachée à un poteau, pendant que Grognar et l’Ardonien installaient leur campement à quelques mètres d’elle, juste sous les moustaches des soldats.