Nous avions passé quelques semaines à Phornose. Assez de temps pour que Filgurn m'en apprenne un rayon sur Kalamaï, me trouve de quoi faire une bonne vingtaine de barils de poudre et du carburant de navire volant, m'échange beaucoup, beaucoup d'or, et me trouve un contact intéressé en Edhesse, au Nord-Ouest de ces contrées. Il m'avait dit de mettre le cap sur Perganon, la capitale de la Province, et c'est ce que j'avais fait. J'avais laissé à Phornose quelques-uns de mes gnomes, afin qu'il bâtisse en mon absence un autre vaisseau volant. J'avais obtenu, en payant grassement le capitaine du port, l'autorisation de construire à Phornose des navires de commerce. Je m'étais empressé d'en faire des plans imparfaits, indiquant à mes hommes où étaient les erreurs, afin de rendre les dessins inutiles au cas où ils seraient volés.
Nous avions donc pris le large avec l'Altesse, chargés de poudre, que j'avais placée dans des tonneaux secs et étanches (j'avais également imaginé un stratagème de doublure du bois qui imperméabilisait l'extérieur). Mais notre objectif fut très long à atteindre. Filgurn m'avait longuement renseigné sur la guerre qui se déroulait à l'ouest, entre la Province de Zakinthe et le proche archipel de Thassopole, et les factions qu'elles engageaient. Si une telle guerre était un marché potentiel fort intéressant, il me fallait d'abord monter une entreprise de métallurgie pour construire et répandre mes armes. Or, Edhesse était une Province minière importante et proche de la mer, contrairement à Vénopole (riche mais complètement intérieure), d'où venait Filgurn, et une transaction était un bon prétexte pour voir s'il était possible d'installer des forges là-bas. Mes navires volants n'auraient bien entendu aucun souci à s'y rendre, mais je ne pouvais pas encore dévoiler le secret de ma flotte.
Cette propriété de l'Altesse me servit plus d'une fois sur le chemin de Perganon : entre les pirates d'Argostole, le blocus maonnais, le contrôle du détroit de Méthone (entre Prévèze et Thassopole) par la flotte thassopolienne, les pirates anarchistes et édhessiens dont m'avait parlé Filgurn, les embuches étaient fort nombreuses, et ne pas avoir à passer sans arrêt par les eaux en guerre ne me dérangea pas du tout. Une fois arrivé par la mer à l'embouchure du fleuve qu'on appelle la Prévèze, je le remontai tranquillement, puis m'envolai quand la navigation devint impossible, droit vers la côte de l'Edhesse du Sud. Arrivés là, nous amerrîmes, puis naviguâmes ce qui restait de chemin vers la côte proche de Perganon. J'avais prévu de faire le chemin du port à la ville à cheval.
Après m'être enregistré au port comme à Phornose, j'achetai deux montures : l'une pour moi, une autre pour Bestien, plus grande. J'avais pris soin de recharger nos armes et de prendre avec moi deux très petits tonnelets de poudre qui rentraient dans les fontes des chevaux. L'un pour le présenter à notre client, l'autre pour nous garantir une réserve en cas de pépins. J'avais aussi une grosse escarcelle pleine de balles en plomb. Bestien avait camouflé son arquebuse dans une peau de bête pour ne pas attirer l'attention ; je cachai pour ma part mon pistolet dans ma ceinture, comme un poignard. Nous avions tous les deux nos sabres, bien plus tranchants et solides que les épées que tout le monde avait, ici.
Nous arrivâmes promptement à Perganon. Notre client potentiel était apparemment un elfe noir, baron du crime local. J'espérais vivement que ce personnage avait tout de même un credo. Je ne voulais pas commencer ma carrière de marchand par une tentative d'arnaque de la part d'un puissant du commerce souterrain. Nous avions rendez-vous, Bestien et moi, dans une taverne du nom peu amène de "Au rince-gosier du coupe-jarret". Encore une fois, grâce au formidable sens de l'orientation de mon ami, nous y fûmes rapidement parvenus. J'allai directement vers l'aubergiste, et lui glissai le mot de passe, que j'avais choisi à l'oreille.
- Sulfures, sel et cendres.
Outre une belle allitération, ce mot de passe était à peu de choses près les ingrédients de ma poudre noire, mais ces imbéciles ne le sauraient jamais. Je souris quand le tavernier orque m'introduisit dans la cave, puis referma la porte derrière moi. Après avoir descendu un escalier sordide éclairé par des torches qui puaient, nous arrivâmes dans une grande salle pleine de tonneaux géants. L'un d'entre eux s'ouvrit à notre arrivée, comme une porte. Il n'y avait pas de milliers de litre d'alcool derrière, juste un homme à la mine patibulaire. Il nous fit signe de le suivre, ce que nous fîmes. Je cachai avant de partir un des deux tonnelets entre les grands tonneaux. Nous marchâmes assez loin derrière lui pendant un bon moment, puis nous débouchâmes dans une pièce plutôt étroite, mais assez vaste pour accueillir un âtre. J'ignorais comment ils faisaient pour évacuer leurs gaz à cette profondeur, et comment il faisait pour maintenir cet endroit secret quand il y avait du feu dans la cheminée, mais apparemment, ça fonctionnait, du moins pour le premier point. Il faudrait que je regarde de plus près.
Un elfe noir nous attendait dans un fauteuil, trois hommes derrière lui, armés d'arbalètes, en plus de celui qui nous avait guidés. Il nous fit signe de nous asseoir avec un sourire chaleureux qui ne me dupa point.
- Je vous en prie, messieurs, mettez-vous le plus possible à l'aise.
Je m'assis, mais pas Bestien. L'elfe noir haussa un sourcil et voulus dire quelque chose, mais je l'interrompis.
- Vous avez vos dogues, je peux bien avoir un ami derrière moi. Où est le souci ? S'il vous plaît, commençons.
- On m'a dit que vous aviez un matériau très intéressant à me proposer. C'est dans ce tonnelet ?
- En effet. Je l'ai appelée poudre noire.
Pour illustrer mes propos, j'ouvrai le tonnelet.
- Je vois que vous avez une assiette métallique : donnez-la moi.
Le drow me la tendit. J'y versai un peu de poudre, que j'allumai avec une allumette de ma conception. Il y eut une brève déflagration, puis une épaisse fumée. L'elfe noir rit.
- Que me fais une poudre à fumée ? Me prenez-vous pour un crétin, lutin ?
- Gardez-vous de rire, l'elfe. Je n'ai pas fini. Ce n'est que la première application.
Je frottais les dépôts pour décrasser l'assiette, puis reversai un peu plus de poudre, tout en faisant signe à l'elfe de me donner son verre. Je l'essuyai avec un chiffon que j'avais sur moi afin qu'il soit parfaitement sec, et le retournai, près à le mettre par dessus la poudre. Je me levai pour ne pas me prendre d'éventuels éclats.
- Levez-vous et tenez vous loin. Ça peut être dangereux.
J'embrasai l'allumette, puis la jetai sous le verre, que je remis vivement par dessus le tas. Je me couvris les yeux, sautant en arrière. Il y eut une détonation, mais pas d'éclat, par chance. Lorsque la fumée se dissipa, tous purent voir le fer détruit par l'explosion.
- Je ne peux pas vous expliquer comment ça fonctionne, mais, dans un endroit clos, ça explose.
L'elfe ne souriait plus.
- J'achète. Combien en avez-vous, comme ça ?
- Autant qu'il vous en faudra.
- Merveilleux. Combien vends-tu le tonnelet ?
- 150 écus.
- 150 écus ?! Tu te fiches de moi, gnome. Je ne suis pas là pour marchander. Les gars !
Les quatre sbires pointèrent leurs arbalètes sur nous. Je fis semblant de ne pas m'en soucier. Je m'étais douté qu'il utiliserait de pareilles méthodes.
- Vous faites un mauvais calcul, drow. Si vous me tuez, vous perdez tout.
- Certes non : je ne gagne rien, tout au plus. C'est toi qui perdra tout. Cède moi tes réserves à 5 écus le tonnelet, ou tu es fichu.
- Mais comment avez-vous fait pour devenir un grand du crime avec si peu de subtilité ?
- Et à quoi te sers ta subtilité, ici ?
- A me sortir d'ici, bien sûr, et à vous faire payer 150 écus le tonnelet, comme il se doit. Je peux à la limite vous faire un très bon prix à 130 si vous souhaitez un approvisionnement régulier.
Je repris le tonnelet sur la table.
- Assez ! Je sais quel est ton navire et ce qu'il transporte, imbécile ! Ta cargaison ne peux m'échapper ! Je peux aussi t'offrir quatre carreaux pour elle. Que préfères-tu ?
- Bestien, dis à ce monsieur ce que je préfère.
Mon ami comprit. Il fit mine d'ouvrir la bouche, mais envoya puissamment la table sur les cinq compères. Je jetai le tonnelet à leur pied et, avant qu'ils aient repris leurs esprits, dégainai mon pistolet et le pointai. Bestien me fit signe que nous devions déguerpir. Je reculai avec lui, l'arme toujours pointée sur le tonnelet. Lorsque je m'estimai assez loin, je tirai. La détonation se répercuta sur les murs de pierre moisis ; le tonneau explosa dans les cris de nos ennemis.
Nous nous mîmes à courir vers la sortie. Je jurai : ma première transaction était ratée. On arriva vite à la porte cachée, que Bestien ouvrit à la volée, l'arquebuse chargée à la main. Je déboulai juste derrière lui, mais un groupe d'une dizaine d'hommes armés nous attendait, accompagnés de l'aubergiste. Comment nous tirer de là ? L'un d'entre eux parla.
- Au nom du Palatin Narsès, je vous sommes de vous arrêtez maintenant, Han Yu'llöhl Alkasr !
Stupéfait, je ne tirai pas dans le tonnelet que j'avais caché avant la réunion entre les tonneaux d'alcools : j'aurais pu mettre le feu et semer le chaos dans la pièce.
- Comment connaissez-vous mon nom ?
- Monseigneur Narsès sait beaucoup de choses, gnome. Suivez-moi, mes hommes s'occuperont de vos poursuivants.
- Ils n'en trouveront sûrement plus que les cendres, sans vouloir vous contredire.
- Je me dois de vérifier. Cet elfe noir est recherché pour dissidence, crime organisé et volonté d'attentat contre la nation.
- Eh bien, nous vous suivons.
Le chef des gardes remit une bourse à l'aubergiste en le remerciant pour ses informations. Puis il fit signe à quatre autres hommes de le suivre, pendant que les autres rentraient dans le tunnel dont nous sortions. Une fois à l'extérieur de l'auberge, je demandai au chef des gardes, qui ne nous avait enlevé que nos armes à feu :
- Visiblement, vous ne voulez pas nous enfermer. Où nous emmenez-vous ?
- Eh bien, gnome, il semble que vous alliez directement chez monseigneur Narsès.