Annihilation
Le sentiment d'invincibilité était croissant, de même que son ancrage en ce plan éthéré, si différent du plan Matériel. Il s'en était rendu compte tandis que Kereb faiblissait et que lui, Cotin Lucius Nerae, s'arrogeait ses pouvoirs, et se nourrissait de sa déchéance.
Alors qu'à son « arrivée », il n'était qu'une ombre, qu'un importun qui avait usurpé son droit de se trouver là, il se sentait maintenant en pleine harmonie avec ce monde étrange.
Désormais, il le percevait clairement, la logique lui en apparaissait, comme évidente.
L'enchevêtrement de fils divers et variés qui lui avait semblé sans queue ni tête n'était désormais à ses yeux guère plus qu'un simple nœud, qu'il pourrait défaire ou trancher à l'envi, mais dont il distinguait tous les fils.
Fort de sa toute-puissance nouvelle, il avisa l'un d'eux. Brak, dieu de la force, celui qui régnait en maître sur tant de populaces ignorantes, et qui y empêchait l'avènement de la magie. Il le saisit de ces mains immatérielles, et lui imprima une brusque traction, mentale elle aussi, se concentrant des heures d'un temps inexistant à sa tâche. Au bout d'un moment incommensurable, ou peut-être infinitésimal, le lien se ternit, et le Thaumaturge sourit : la Force, désormais, n'aurait plus la moindre valeur sur le Plan Matériel.
Oui, Thaumaturge il était vraiment, désormais, car là étaient de véritables miracles qui s'opéraient sous sa main déterminée, qui avait asservi la Mort et le Chaos, et vaincu la Magie et annihilé la Force.
Ivre de puissance, il choisit le lien d'Orfange. La chance démérite les travailleurs et les étudiants acharné, il devait donc s'en débarrasser. Aussi promptement qu'avec Brak, il opéra sa sinistre besogne.
Une fois de plus, il avait changé le monde, sans que ça ne lui coûte le moindre effort.
Enfin... enfin ce dont il avait rêvé depuis des siècles, et bien plus encore, lui appartenait.
Le pouvoir des dieux, le pouvoir du monde, tout cela était entre ces mains. Il suffisait qu'un aspect de l'univers ne lui plaise pas pour qu'il l'anéantisse à jamais, et qu'un autre l'intéresse pour qu'il le glorifie entre tous.
Son pouvoir ne se limitait pas à un brutal déchaînement de puissance : il pouvait modifier le multivers comme s'il s'agissait d'un rêve. Un rêve dont le rêveur serait conscient, et qu'il pourrait donc modifier à sa guise, sans limite ni restriction, dans toute la splendeur d'une liberté de création absolue.
D'une seule pensée, il pouvait réécrire toutes les histoires, modifier l'essence même de la logique.
Rien ne lui était impossible...
L'intelligence froide qu'il avait acquise par sa pratique de la démonologie arcanique lui revint brusquement.
Avant d'être réellement maître de tout et toute chose, il lui fallait s'occuper de quelques détails.
Les dieux.
Des puissances terribles existaient encore, et pour réaliser son rêve, il se devait de les éliminer. Pour le bien de l'univers.
Il lui faudrait se débarrasser de ces nombreux dieux, qui empêchaient le monde d'être comme il le devrait.
Après tout, il n'était pas besoin de tant de divinités païennes, juste d'une seul.
Un seul plan, une seule loi, un seul dieu... voilà qui sonnait bien, non ?
Les êtres vivants dans le Plan Matériel s'accommoderaient bien vite de sa suprématie... et si tel n'était pas le cas, après tout, il suffirait simplement de les... gommer de la réalité. Tout semblait si simple.
Finalement, ce n'était pas une égoïste envie de puissance qui mouvait le Comte Nerae, mais bien un souhait noble d'un monde meilleur.
Bien entendu ! Et, animé de ces motivations, les meilleures du monde, il pourrait tout changer !
Mais d'abord, les obstacles... il se devait d'éliminer les obstacles qui se dressaient entre lui et son glorieux rêve.
Que voyait-il, juste là ? Des élans de compassions, Dinas, dieu de cette faiblesse qu'il avait toujours méprisée, se tenait à sa portée. Comme précédemment, l'Arcaniste se saisit sans peine de toute l'essence de ce concept, et n'eut aucun scrupule à s'en débarrasser à jamais.
Avec quelle facilité il tirait les ficelles, avec quelle aisance il se rendait maître de tout chose. A ce rythme, il n'aurait guère à attendre pour voir ses espoirs se réaliser. Un seul dieu !
« Non »
Le mot le frappa de plein fouet, le réduisit au silence aussi sûrement qu'une décharge d'énergie magique.
Bien entendu, il s'était attendu à ce que résistance s'oppose à ses projets. Il avait d'ailleurs été étonné qu'elle ne se fût pas présentée plus tôt.
Mais ce « non » n'était pas l'héroïque refus de la fatalité d'êtres acculés mais déterminés. Ce n'était pas non plus le déni de quelqu'un en proie aux affres de l'agonie et qui ne veut pas accepter son sort.
Non, ce refus catégorique était celui qu'on oppose à un enfant gâté qui exige une faveur de trop.
Et la stupéfaction qui l'envahit devait être proche de l'étonnement de cet enfant gâté.
Le Thaumaturge se reprit rapidement, pourtant. Il obligea son intangible opposant à lui faire face.
Évidemment.
Kanderak et Sorenssen, la Loi et l'Honneur, qui s'opposaient courageusement à sa domination. Courageusement, certes, mais inutilement, car le Comte Nerae disposait désormais d'un pouvoir suffisant pour écraser ces importuns.
Il se préparait à faire face, lorsque le Rire anéantit tous ses espoirs...
Tout disparut soudain. Sorenssen, Kanderak, mais aussi Nucter, Bronek, sources de son pouvoir, même son Art lui fit défaut.
Ne subsistait plus que le Rire, tonitruant, désespérant.
Dios, Dieu du Mensonge, se tenait devant lui, toute sa puissance révélée par la manipulation raffinée qu'il venait d'opérer.
La vérité, terrible ironie, lui éclata soudain au visage : sa merveilleuse conquête des plans divins, son accumulation de puissance, tout cela n'avait été qu'un leurre, qu'une esbrouferie.
Depuis quand, au juste ? Depuis quand maintenait-on autour de lui l'illusion ? Depuis sa victoire sur Kereb ? Ou plus tôt encore ?
Le fait était que cela faisait quelque temps qu'il était trompé. Mieux : qu'il se trompait lui-même. En cela, Dios avait été magistral : nul besoin qu'on lui murmure des mensonges, puisqu'il les avait entretenus de lui-même.
Son espoir avait été sa propre tromperie, et la puissance démesurée qu'il avait accumulée ne pouvait rien face aux illusions dont il berçait.
Les souvenirs furent d'un coup bien plus confus dans son esprit déjà accablé par sa défaite, et il ne put plus les ordonner correctement. Qu'avait-il vraiment fait, et qu'est-ce qui était simple phantasme ?
Où commençait la réalité, où s'achevaient les rêves ?
Et où était-il en ce moment précis, si ce n'est perdu dans d'oniriques réflexions ?
A cette dernière question, au moins, la réponse vint bien assez tôt.
Car il se sentit soudain emplit d'une horrible souffrance. Sans doute ses interrogations s'étaient-elles déroulées en une fraction de seconde, à moins que les dieux qu'il avait défiés, et non vaincus, comme son esprit embrouillé s'en rendit compte, aient pris un délai pour statuer sur son sort. Délai sans importance, puisqu'ici le Temps ne semblait pas avoir cours, pas de la même façon que sur le Plan Matériel du moins.
Il se sentit chuter, lourdement, et sans plus le moindre espoir : il avait échoué, et ses rêves n'étaient plus que néant.
Dans sa descente silencieuse, il était escorté par des voix perfides, se gaussant de son échec et l'informant par avance des tourments qui l'attendaient sans doute. Serait-il condamné à un supplice éternel ? Serait-il tout simplement déchiré par la trame de la réalité, comme nombre de magiciens imprudents ? Servirait-il de chien de garde en quelque endroit sacré pour les dieux qui l'avaient condamné ? Ou simplement de contre-exemple légendaire pour tout apprenti magicien ? Endosserait-il tous ces rôles, et d'autres pire encore, à la fois ?
Pour l'heure, il chute, ses ailes brûlées.