[Q4]. Village de Neskagra

Elle reprenait ses esprits peu à peu. Incapable encore de sortir complètement de sa léthargie, d’ouvrir les yeux, elle distinguait néanmoins très nettement le tumulte autour d’elle. Ses sens lui revenaient, son esprit s’éveillait et recommençait de faire les connexions entre ce qu’elle percevait et ce qui se déroulait.

Autour d’elle résonnaient des cris, des ahanements, des bruits de coups, de chocs… Ici, le son chuintant de l’acier qui pénètre les chairs, là le craquement sourd et étouffé des os qui se brisent…

Puis, une détonation titanesque éclata, comme le claquement assourdissant de la foudre. Mais une déflagration qui durait, une explosion lente au vacarme persistant…

Elle ressentit une chaleur immense, au-delà de l’entendement, et elle se sentit fondre comme une bougie de cire, comme une poupée de résine. L’air brûlant envahit ses poumons, coula tout au long de sa gorge, enflamma l’intérieur de son ventre. L’atmosphère infernale l'avalait tout entière, les globes de ses yeux s’exorbitaient, ses rétines semblaient en ébullition. Elle se sentait au cœur d’un brasier inimaginable, dans la gueule d’une fournaise à la chaleur volcanique. Pourtant, elle ne s’enflammait pas. La touffeur tourbillonnait autour d’elle sans la consumer, elle était dans l’œil d’un cyclone ardent.

Des hurlements stridents vinrent percer ses tympans et cette clameur stridulante la tira de sa torpeur. Ses yeux s’ouvrirent malgré elle, ses pupilles surgirent hors de l’abri de ses paupières qui s’étaient repliées instantanément.

Elle entrevoyait l’éclat orangé des flammes qui la cernaient, des silhouettes embrasées qui s’affaissaient lentement, dévorées par le feu comme des pantins de chiffon ridicules qui gesticulaient en hurlant, engloutis par l’incendie.

A ses côtés, elle reconnut Xanis qui se penchait vers elle. Lui aussi était au cœur même de l’explosion et lui aussi paraissait pâtir de la température torride. La sueur coulait le long de son visage. Elle devina qu’il se penchait vers elle et sentit sa main saisir la sienne. « Tout se passera bien ! » semblait lui dire cette paume qui touchait sa paume…

Elle ne bougea pas ! Puis, ce fut le silence, le calme revenu. La nuit avait retrouvé sa noirceur, la nature vibrait à nouveau des mille sons invisibles à l’oreille du commun.

Elle laissa passer quelques secondes et osa enfin se redresser. Xanis était près d’elle, sa main n’avait pas lâché la sienne. Il était tétanisé, prostré, le regard vague. Un large cercle de corps calcinés les entourait.

Là-bas, le géant Aquilodon se tenait debout, son long bâton dans une main, son immense épée dans l’autre, bras ballants, les yeux fixes. Un peu plus loin, le visage de Xéénothée sous l’abri de sa capuche aurait presque exprimé une émotion humaine s'il en était capable. Braniack semblait tout aussi éperdu. Tous étaient figés dans la stupeur, dans le soulagement, l’abandon qu’on ressent après un tel niveau de stress.

Un apaisement qui ne dura que quelques instants. Déjà, Aquilodon s’avançait vers eux, d’un pas décidé, avec des paroles pleines de bon sens.

Lulyane, assise dans l’herbe, regarda son épaule mutilée. Elle souffrait le martyr mais la seule pensée, bien féminine, qu’elle eut à cet instant fut de déplorer la perte d’une part de sa beauté.

Et malgré les circonstances, elle trouva encore, comme toujours, le moyen de plastronner pour cacher sa peur et son embarras :

- Ne me dites surtout pas que j’ai manqué quelque chose !

Non, elle n’avait pas rêvée ! Elle avait bien entendu ce que Braniack venait de dire : il était capable, il faisait partie de ses vampires capables de se transformer en chauve-souris. Un pouvoir qu’elle n’avait pas ! Elle qui pensait avoir à faire à un jeune peu au fait de ses pouvoirs venait de prendre conscience de son erreur. Certes, il ne savait pas toujours ce dont il était capable, mais il possédait aussi des talents que Lulyane ignorait.

Un projet venait de naître dans son esprit, un projet un peu fou peut-être, mais qui pourrait lui apporter un peu plus de puissance. De quoi peut-être résister aux deux sœurs et éviter de reproduire la mésaventure dont elle venait d’être victime...

Pour l’instant, la priorité était de se mettre à l’abri, et pour elle de soigner cette épaule qui lui faisait un mal de chien. Mais une fois la retraite achevée, dans leur futur refuge, il faudrait qu’elle prenne Braniack entre quatre yeux pour lui parler de son idée.

Brisant le silence, un énorme «flap-flap» résonna au-dessus de leurs têtes. Elle leva les yeux pour apercevoir la silhouette élégante d’un impressionnant dragon à la couleur dorée. Il éclatait de mille feux à ses yeux de vampire, illuminait le ciel noir d’un chatoiement magnifique.

L’immense animal amorça une descente et disparut derrière les arbres à une courte distance de leur position.

Xanis soumit un Iltarn et attrapa la main de Lulyane. Galamment, il l’aida à monter en croupe et s’installa sur le même lézard de feu qu’elle. Sur l’étroite selle, il se pressa contre elle et enserra sa taille entre ses bras.

Elle eut un léger sursaut de surprise devant cette « familiarité ». Et finalement, elle goûta la délicatesse de ce geste protecteur. Depuis leur rencontre, Xanis manifestait envers elle beaucoup de prévenance et elle savait l’apprécier. Elle se demandait seulement si c’était une démarche masculine motivée par son charme, ou simplement la bienveillance du Thaumaturge pour l’arcane débutante qu’elle était.

- Méfiance, monsieur le Thaumaturge ! Avec votre novice… ? Vous êtes à la limite du harcèlement ! pensa-t-elle en laissant apercevoir un sourire.

Ils prirent leur envol. Pour bien peu de temps ! Après seulement quelques instants, ils se rapprochaient du sol pour aller à la rencontre du dragon et de son cavalier.

Une fois encore, comme à proximité de Braniack, Lulyane sut immédiatement qui ils allaient rencontrer. Un vampire ! Dissimulée sous une cape, la silhouette ne laissait pas percevoir si elle était féminine ou masculine, néanmoins, il n’y avait pas à en douter : il s’agissait d’un vampire.

Décidément, ils devenaient nombreux dans cette expédition… Encore quelques-uns et Lulyane passerait du statut de reine du groupe à celui de soldat, membre parmi d’autres d’un régiment de suceurs de sang nocturnes.

Fatiguée, dépitée et un brin jalouse encore une fois, elle se serra contre Xanis un peu plus, très légèrement, insensiblement… Elle ressentait le besoin d’un contact chaleureux, comme pour instaurer une relation que quoi qu’il arrive, on ne lui prendrait pas.

Et alors éclata dans sa tête une voix. La même que tout à l’heure, quand elle était à demi consciente. Mais elle l’entendit plus fort et cette fois distinctement :

- Lulyane ! Un géant est ici avec votre sœur ! Ils vous cherchent ! La Tour Opaline est en danger. Venez à la Corporation !

La première fois, elle avait mis cela sur le compte d’une forme de délire, mais cette fois-ci, elle avait les idées claires. Bien sûr, sa blessure était très douloureuse et la déchirait en ne lui laissant aucun répit, mais elle était parfaitement lucide.

De la télépathie ? Certainement ! Cela ne pouvait être que ça ! Mais de qui lui venait ce message ? Qui était ce géant et que faisait-il avec sa sœur ? Les interrogations se bousculaient sans qu’elle y trouve de réponses…

La seule chose qui lui semblait évidente, c’est que les deux messages lui étaient parvenus alors qu’elle était en contact physique avec le demi-elfe. Est-ce lui le télépathe, le destinataire des messages ? Ou peut-être agit-il comme un amplificateur ? Peut-être qu’elle possède ce pouvoir sans le savoir et que la proximité avec Xanis le lui révèle ? Dans ce cas, elle allait avoir besoin de lui pour répondre et en savoir un peu plus.

Assurément, il restait beaucoup à faire dans leur asile avant de reprendre leur quête.