Bureau de l'administration

Le morceau de papier, bien que non-enchanté, avait pourtant eu le pouvoir de faire passer Ethosem à travers le blocus sanitaire de toute la province. Il lui permettait maintenant d’entrer dans Samos sous le regard « vide » des liches. Ayant pris plus d’assurance dans sa marche, l’enchanteur passa l’immense porte ouvrant sur les rues de la prestigieuse cité. A première vu, pas grand-chose n’avait changé depuis que l’Ancien avait parcourue ces ruelles, il y a bien longtemps. L’atmosphère avait pourtant quelque chose de plus lourd. Plus de tension, c’était palpable. La quarantaine sanitaire touchait même la petite ile qui se retrouvait à nouveau dans un isolement forcé. Evidemment, cela avait des conséquences sur le commerce et l’économie. La vie de beaucoup d’habitants avaient du changer, et pas dans le bon sens. Néanmoins les rues, loin d’être désertes, étaient vivantes de monde. Célestiaux, Anciens et fées s’y adonnaient à des activités diverses. La grande différence résidait surtout dans la présence de troupes humains et drows sur le sol de la ville gardienne de l’équilibre. Cela ne plaisait qu’à moitié à l’Ancien qui bien que très moderne dans ses idées, n’en conservait pas moins le respect de certaines traditions et cultures.

Alors que le soleil baignait encore les poils verts d’Ethosem, ce dernier qui avait interrogé plusieurs habitants, se retrouva en face de la Haute Tour. Comme il ne savait pas à qui s’adresser en particulier, il prit position en face d’un des gardes en faction et sortit le précieux papier :

Mes respects jeune soldat, voici un papier qui me permet de voir l’administratrice d’Etimnon, saurez-vous où elle se trouve par hasard.

L’Ancien agitait le laisser-passez comme un drapeau de ralliement ce qui permettait difficilement au soldat de le lire. Ethosem s’en rendit compte et arrêta ses gestes incongrus pour se concentrer sur son commun.

Et si soldat vous auriez quelques gourdes remplies à partager, je suis preneur.

Comme tout Ancien, Ethosem buvait deux à trois fois plus d’eau par jour que les humains. Drethann ne devait pas être au courant et l’Ancien avait dû s’abstenir de boire autant qu’à l’accoutumé pour s’adapter à ses réserves. Il comptait bien se rattraper pour se redonner un peu de vigueur et éliminer le sentiment de sécheresse qui s’était installé dans son corps.

* * *

" Bonjour messire. Que me vaut votre visite, puis-je vous aider en quelque chose ? "

Désaltéré et revigoré, Ethosem se laissa aller à l’examen de l’individu qui se tenait de l’autre coté du bureau. C’était une femme, jeune sans doute, aux cheveux châtains et à l’allure assurée. L’enchanteur se demandait parfois si les humains doutaient d’eux-mêmes, tellement la grande majorité d’entre eux était doté de ce sentiment interne, appelé « fierté », qui justifiait si bien d’innombrables erreurs. D’un autre coté, ce même sentiment avait produit des merveilles et amené d’inespérées victoires. Une arme à double tranchant donc. Ethosem préférait de loin la cape sécurisante de la certitude scientifique à celle de la certitude sentimentale. Mais les choix des autres ne lui appartenait pas et ne lui appartiendrait jamais.

Se tirant de sa rêvasserie l’air un peu hagard, il se mit à analyser à haute voix la question de celle qui ne s’était pas présentée mais qui devait être sans nul doute l’administratrice d’Etimnon.

J’en conclus à votre question que vous ne savez pas qui je suis.

Précisant immédiatement.

Ne vous en faites pas c’est tout à fait normal. C’est même rassurant je dois dire car j’ai eu l’occasion ces derniers temps de rencontrer des personnes me connaissant mais que, moi-même, je ne connaissais ni l’existence ni l’identité.

Voulant paraitre amicale, Ethosem se forçait à sourire en parlant. Cela parait-il faisait la preuve de l’amabilité de l’interlocuteur. C’était donc un point crucial que l’Ancien tentait de respecter.

Mon nom est Ethosem, connu par chez moi sous le surnom de l’Enchanteur. Ma visite est involontaire et je m’excuse d’user votre temps précieux. Il se trouve que je tentais de rejoindre mon foyer et que diverses conséquences me poussèrent à voyager sous laissez passer à la condition de me rendre ici, et non chez moi. Voila d’ailleurs le papier.

Pour la énième fois, l’Ancien sortit le laissez passer de sa sacoche. Vérifiant qu’il s’agissait de la bonne feuille, il le remit à la jeune femme.

Voyez vous chère amie, il semblerait que vous puissiez m’aider c’est certain. L’ennui est que je ne sais pas moi-même de quoi il retourne. Peut-être avez-vous plus d’informations à ce sujet ?

Se penchant de droite à gauche pour soulager ses jambes, Ethosem continuait d’observer la jeune femme de son regard sans âge.

Ethosem avait délaissé sa moue faussement naïve qu’il arborait jusque là. Il avait apprit de ses ancêtres à prétendre la faiblesse pour inciter à l’arrogance et à l’excès de confiance. Dans la philosophie des Anciens, l’arrogance pervertissait et c’était la plus redoutable des armes contre un ennemi. Tant de stratagèmes avaient était couronné de succès grâce à la bêtise de l’adversaire. Mais en ce moment précis, l’enchanteur ne voyait pas en la jeune femme une potentielle menace. Il retrouva donc un air plus sérieux qui lui donnait une intelligence jusque là camouflée. Il prit en main la Constitution de Mésomnon et la parcourut d’un œil alerte.

Doter Mésomnon d’une Constitution était sans doute l’acte le plus important depuis l’invasion d’Etimnon par les forces armée de Draziva. Cela pouvait aussi bien signifier la perte totale et définitive d’indépendance pour Etimnon aussi bien que l’espoir d’un gouvernement autochtone formée par les Etimnois. Le pouvoir mésolongien semblait donc opter pour la seconde solution. Ethosem ressentait à la fois un immense honneur et un profond dégout que l’on ait pensé à lui pour le poste nommé « Grand Edile », poste dont les prérogatives étaient délégatoires du pouvoir drazivien. Oui car il était bien sur précisé que Xanis était le pouvoir suprême. « Ses ordres et choix sont incontestables ». Ethosem faillit s’étrangler en lisant la phrase dogmatique. Qui peut avoir la science infinie si ce n’étaient les Dieux eux-mêmes ? L’Ancien ne comprenait pas comment une phrase si orgueilleuse avait pu atterrir dans le document officiel. D’un autre coté, l’officialité du document n’était que le résultat de la signature de Xanis couplé d’une certaine complaisance du Sénat. Aucun contre-pouvoir sérieux n’avait participé à l’élaboration de la Constitution et cela chagrinait l’enchanteur. Réalisant alors sa position, il se surprit à commenter son cas.

Tiens si j’accepte votre offre, savez-vous que je devrais supporter la double supériorité de Xanis? Cet…elfe noir, que je n’ai jamais vu, deviendrait mon supérieur à la fois à la Corporation des Arcanes et sur le sol même de mes ancêtres. Une position bien peu honorante pour les Anciens.

Ethosem n’était pas du genre à se plaindre. Il avait vécu reclus et seul pendant des décennies, chassé par son propre peuple. Mais la dignité issue des générations avant lui n’allait pas de pair avec une telle soumission. Par ailleurs, l’enchanteur ne voulait pour rien au monde au deuxième conflit sur l’ile. C’est tiraillé par ces deux sentiments qu’Ethosem répondit avec un ton plus ferme qu’à l’accoutumé.

Si j’accepte votre offre, je serais considéré comme un pantin par les miens. Si je refuse, je suis sur que Xanis trouvera un autre pantin pour ce travail et je ne veux pas laisser ma Province sous le joug d'une marionnette. Je ne peux donc ni refuser ni accepter. Ennuyant n’est-ce pas ?

Ethosem retrouvait son sourire naïf des premières heures.

Alors voila, je n’accepterais le poste que lorsque le Palatin accordera un statut « autonome » à Etimnon et que, en conséquence de cela, il retirera ses troupes de l’ile pour laisser les autorités locales prendre en charge la défense et la sécurité. Cela demanderait biens sur une petite entorse à ce bout de papier mais ce serait le prix à payer si vous me voulez au poste de « Grand Edile ». Ah et autre chose, rien de bien grave mais vous devriez supprimer cette petite phrase que je qualifierais d’abusive.

Tout souriant, l’Ancien pointait les mots encrés sur le papier fin : « Ses ordres et choix sont incontestables ».

Ethosem se tortillait sur son fauteuil en gardant l’oreille attentive aux propos de la jeune gradée. Il était certain que la puissance ayant envahit l’ile ne se retirerait pas parce qu’un vieil être comme lui le requérait.

Pour les fous qui parcourent le monde, je sais que trop que rien ne nous en protège même là où l’on se croit en sécurité. Et pour préciser ma pensée je tiens à souligner que autonomie n’est pas indépendance, au cas où vous auriez peur de mes idées subversives.

Il est profitable que certaines autres espèces viennent s’installer sur l’ile. Mais d’autres sont nuisibles. Prenez par exemple les liches. Je suis sur, malgré votre connaissance peut être plus dirigée vers le combat, que vous connaissez le potentiel de telles créatures. Elles sont d’influence magique. Pure. Mais cette influence est néfaste et je me demande encore qui a bien pu emmener de tels monstres sur l’ile.

L’ancien avait été affecté par la découverte des liches mais ils savaient que ses congénères le seraient d’avantage. L’unification… un si beau mot mais quand est-il de la réalité ? L’ouverture… n’est ce pas le contact avec les autres races qui avaient conduit les Anciens à leur perte ? L’ego… ego ? Voila que l’enchanteur doutait. De lui-même pas des autres. Aurait-il tant changé au contact des hommes qu’il leur aurait pris de l’ego, comme l’administratrice le suggérait. A dire vrai, l’Ancien ne s’était pas introspecté depuis sa découverte du monde. Avait-il évolué ? La perspective de détenir du pouvoir lui apparaissait presque comme tentante.

Écoutez il en va de la prospérité de la région n’est-ce pas ? Je me demande d’ailleurs si nous avons la même conception de ce mot… Mais soit, je prends ce rôle que vous me voyez tant porter. Mais si vous pouviez retirer vos liches car, quoi que vous en disiez, elles ne sont pas patrimoine de notre bel Etimnon.

Dans sa tête, il pouvait toujours revenir en arrière. Qui l’empêcherait de démissionner s’il refusait l’ordre des choses ? En un jour il pouvait rejoindre Hépistèm s’il le désirait. Rejoindre ses « êtres » et sa forêt qui lui manquait tant.

Écarquillant les yeux comme si il faisait une découverte fantastique, l’enchanteur s’exclama.

Au fait mon amie !

Il ne connaissait toujours pas le nom de l’humaine.

Il y a quelque chose que vous pourriez faire pour m’aider dans cette quarantaine. Je veux dire, si vous en avez le pouvoir. Serait-il possible d’envoyer cet ouvrage à la Corporation des Arcanes ? Je connais au moins un mage qui aimerait le lire.

Tendant ledit « ouvrage » qui faisait plus penser à un tas de feuilles ficelé grossièrement, Ethosem affichait un visage dessiné d’un rictus se voulant avenant. Son livre sur l’Enchantement était enfin achevé.

Ethosem tendit sa main touffue et saisit le document de nomination. Xanis avait tout prévu apparemment. En relisant encore une fois la Constitution il voulait se persuader d’être dans le vrai. Il y avait toujours cette phrase qui instaurait la tutelle de Xanis, une phrase que beaucoup jugeraient déshonorante mais l’heure n’était pas à la contestation. L’ancien accepta la plume de l’administratrice. En apposant sa signature, il venait d’officialiser sa nomination.

Grand Edile ? Voila qui sonne comme une promotion.

Il ne se départait pas de son sourire. Il n’avait rien de moqueur ni de cynique, il avait juste cette manie d’accueillir la joie sur son visage même en temps de crise. Se relevant lentement, Ethosem ajouta.

Mon amie, je vous accorde des congés ! J’espère que notre collaboration sera fructueuse autant pour Samos que pour Orchomène. Je me permets de vous laisser à vos tâches. Je vais moi même trouver repos au creux d’un tronc avant de prendre connaissance de la situation de mon île.

Après un dernier sourire, l’enchanteur prit le chemin de la sortie de son pas lent et de son allure sereine que l’ex-administratrice commençait à connaître.

Dans le bureau de l’administration, Ethosem s’affairait. Il avait décidé de reporter son voyage à Orchomène à l’instant même où il avait posé les yeux sur la pile de dossier en attente. Comment se pouvait-il qu’il y ait encore autant de travail alors qu’il avait délégué les plus importants pouvoirs à l’Edile ? Cherchant à savoir par quel bout commencer, ses yeux s’arrêtèrent sur le plus épais des dossiers, donc celui où le plus de travail avait été accompli. Enfin, c’est ce que l’ancien espérait. CHANTIER PORTUAIRE. Décidé à percer le mystère du dossier, l’enchanteur commença une longue et fastidieuse lecture...

On travail dur mon ami !

Reconnaissant la voix enjouée, Ethosem se détendit et fixa le nouvel invité. Plusieurs heures s’était écoulées depuis qu’il avait entamé le dossier. Les yeux rougis de fatigue et la langue sèche comme du bois mort, Ethosem répondit avec un sourire.

Mon cher Uun, quel plaisir de vous voir, je ne vous ai même pas entendu entrer ! Prenez donc un siège. Je viens enfin de finir ce dossier.

Le vieil ancien fixait son confrère. Uun était aussi âgé qu’Ethosem et tous deux se connaissaient bien pour avoir partagé les bancs de l’école arcanique d’Hépistèm. Uun était devenu le conservateur de la bibliothèque au moment où Ethosem fut exilé. Bien qu’un froid régna quelques temps après son retour, ils étaient désormais plus que complice. Uun fut le seul d’Hépistèm à se joindre à lui lors de son ascension à Samos.

Je suis passé par le port. C’est une grande réussite. L’activité est cependant....

Plus que faible.

C’est ça.

Ethosem le savait, le port manquait de main d’oeuvre et de bateaux. La main d’oeuvre ne poserait pas de problème. Samos regorgeait de marins inactifs depuis l’union de la province. Quant aux bateaux...

Pouvez vous écrire deux lettres pour moi mon ami ? Non trois ! Votre plume est bien plus gracieuse que la mienne et ce sont des messages importants.

Avec plaisir cher être.

Uun s’exécuta et s’empara d’une feuille à lettre. Une plume dans la main, il attendait la dictée et ne manquerait pas de faire les corrections de style qu’il jugerait opportunes.

Au représentant de la Coalition Marchande, mes respects...

Plus tard dans la journée, trois messagers quittèrent la Haute Tour avec des laissez passés leur permettant de franchir la quarantaine.