- Je te dois des excuses, ma fille. Tu m'as sauvé alors que je t'avais vendue. Le remord m'a saisi à la gorge quand je t'ai reconnue, gisant dans la poussière de ce camp infâme. Nous avons eu de la chance, le soldat qui a pris la tête de la troupe nous a relâchés. Sinon, j'ignore ce qu'il serait advenu de nous.
La confession de son père émut la jeune femme qui l’écoutait, la gorge serrée par l’émotion. Du peu qu’elle connaissait de lui, elle ne l’imaginait pas faire preuve d’autant de sensibilité, même face à la situation actuelle. Son père, l’archétype de l’homme; sévère, travailleur acharné et fort. Devant sa fille, il semblait au bord des larmes et devait certainement livrer un dur combat intérieur afin de se retenir de pleurer. Ce nouveau témoignage d’affection toucha Joséphine qui à son tour ne parvenait pas à prononcer un seul mot. Durant toutes ces années où elle avait souffert de l’abandon familial, elle ne savait ni quoi penser de sa famille, ni comment elle réagirait une fois face à eux. Elle ignorait elle-même si elle leur en tenait rancune. Cependant, ils restaient sa famille et elle les aimait.
À présent, Albriecht trahissait la honte qu’il éprouvait et le remord qui lui rongeait l’âme. Le regard de l’homme croisa celui de sa fille. Elle y lu un profond regret. Il regrettait amèrement le geste qu’il avait posé quatorze années auparavant. Ébranlée, Joséphine baissa la tête.
Albriecht déglutit devant le malaise de sa fille. Déjà bouleversé par ces brusques retrouvailles, les actions de celle-ci ne passèrent pas inaperçues. Il se devait de la questionner sur son passé, peu importait la délicatesse des questions.
- Qu'as-tu fait pendant tout ce temps ? Où as-tu appris à tuer des démons en devenant une ombre ? Qu’es-tu revenue faire ici ?
Joséphine ne releva pas la tête, embarrassée. Elle n’avait pas anticipé la question. Elle se trouvait coincée dans un nouveau dilemme moral ; dire la vérité ou mentir. Joséphine détestait tout ce dont elle était devenue. Jamais elle n’avait désiré être une arme mortelle au service d’une guilde ou d’une quelconque corporation secrète. Pire encore, elle était maintenant une arme en toute liberté, probablement poursuivie par d’autres armes encore plus acérées. Elle mourrait d’envie d’en parler avec quelqu’un, de soulager ses épaules du poids d’un tel fardeau. Son père lui apparaissait comme la personne désignée.
Pourtant, même à ce jour, elle craignait de lui déplaire. Aucun parent n’éprouverait de fierté d’apprendre que son enfant est devenu un assassin surentraîné. Peut-être même la rejetterait-il. Mais la jeune femme songea également à sa condition. Si vraiment la Main de la Mort était à ses trousses, ses poursuivants chercheraient des indices partout pour lui mettre le grappin dessus. S’ils apprenaient qu’elle avait parlé de sa formation et de leur organisation, ils se montreraient impitoyables pour conserver leur secret. Sa famille et son village serait alors en danger. Elle choisit donc de mentir.
- J’ai été vendu en groupe à un riche propriétaire de Mende. En chemin, notre convoi fut attaqué par des bandits qui pillèrent la caravane et tuèrent l’escorte. Comme je n’avais que six ans, ils choisirent de me garder en vie en espérant me revendre plus tard. Mais leurs plans ont changé au fil des mois. Ils ont décidé de faire de moi l’une des leurs et m’ont initié aux maniements des armes. Mais j’en ai eu assez de cette vie. J’ai donc choisi de m’enfuir…
Elle improvisait son histoire invraisemblable au fur et à mesure. Ce qu’en pensait son père lui était égal, pour autant qu’il la croyait. Plus l’histoire l’éloignait de Samothrace et de la Main de la Mort, mieux ce serait pour tous.
- Désormais libérée d’eux, je peux enfin faire mes propres choix. Si je suis revenue ici, c’est pour vous revoir, père. Vous, ainsi que mère, mon frère et mes sœurs… Vous n’avez jamais quitté mes pensées…
Albriecht poussa un long soupir. Le vieil homme fixait ses mains ridées, n’osant pas regarder sa fille dans les yeux. Le chagrin, causé non seulement par ses retrouvailles avec sa cadette mais aussi par la mort de Cassandre, commençait à peser lourd. Joséphine crut voir une larme naître dans son œil droit.
- Parle-moi de toi, Joséphine. Parle-moi de ton passé, de ce que tu as fait. Comment as-tu vécu…
- Père… Joséphine marqua une pause, ce serait beaucoup me demander…
- Je comprends.
L’homme se leva et fit mine de s’éloigner en direction de la porte. Consternée par son départ soudain, la rouquine releva la tête, implorant son père du regard.
- Père ! S’il vous plaît… serrez-moi dans vos bras…
Albriecht dévisagea sa fille, immobile. Pendant un instant, Joséphine crut qu’il allait refuser et quitter les lieux. Mais déterminé à rattraper le passé, il s’avança vers son enfant d’un pas décidé. Il se pencha à sa hauteur puis l’enlaça de ses bras encore vigoureux. Joséphine se blottit contre lui, une vague de bien être envahissant son corps qui lui sembla soudainement léger. Elle resta un moment dans les bras de son paternel, son visage plongé dans son épaule où elle autorisa ses émotions à s’exprimer.
Albriecht se releva à nouveau, posa une main dans la chevelure rousse de sa fille, puis se dirigea vers la sortie, prétextant une lourde journée de travail. Mais à présent, en dépit des épreuves, Joséphine se sentait sereine.
* * * * * * * * * * * * *
Dereck se tenait droit à l’entrée de la porte. Il regardait sa sœur étendue dans son lit de paille, au milieu de l’après-midi. Elle dormait. Marthe lui avait imposé une autre journée de repos complet. Il s’approcha doucement de la convalescente endormie, puis s’assied sur une chaise en bois.
- Joséphine ? Réveille-toi, ma sœur.
- Je ne dormais pas, mon frère… murmura-t-elle les yeux fermés. Je n’arrive plus à dormir depuis longtemps.
- Je ne le dirai pas à Marthe, dit-il sérieusement.
- Je t’en remercie.
La jeune femme se redressa puis offrit un sourire à son frère qui lui répondit d’un hochement de tête. De dix ans son aîné, ils n’avaient jamais été réellement proches. Comme l’homme ne semblait pas comment aborder la conversation avec sa sœur, Joséphine prit la parole, rompant ainsi le silence embarrassant.
- Je suis heureuse de te revoir, Dereck.
- Moi aussi, ma sœur. Je tiens à te remercier de nous avoir sauvés des griffes de ce démon. Il a tué ma femme et mon fils lors de l’attaque sur le village. Lorsque tu l’as pourfendu comme un porc, tu n’imagines pas la joie que j’ai ressentie !
- Il n’y a aucune joie à ressentir avec la mort, mon frère… peu importe qui elle frappe. J’ai fait ce que j’ai fait par obligation, non par choix… et je suis navrée pour ta famille. Je partage ta peine.
Dereck haussa les épaules, comme indifférent à la remarque de sa sœur.
- Tu crois que tes blessures vont guérir ?
- Peut-être… dit Joséphine, en posant instinctivement son index et son majeur sur sa joue. Marthe dit qu’avec de la chance, les cicatrices vont disparaître.
- Je l’espère pour toi.
- Que veux-tu dire ?
- Je suppose que père n’a pas osé te proposer son idée ?
- De quelle idée veux-tu parler ?
- Il voulait te proposer de rester vivre avec lui. À présent, il est seul comme tu dois t’en douter. Une femme pour l’aider lui serait d’un grand secours, même s’il s’agit de sa fille. Il serait heureux que t’accueillir sous son toit et, éventuellement, te trouver un époux.
Joséphine reçut la nouvelle comme une claque en pleine figure. Encore une fois, elle ne savait pas comment réagir à une telle annonce. La jeune femme rêvait d’une existence normale, une vie honnête. Vivre aux côtés de son père lui apparaissait comme une opportunité à saisir, une voie à redécouvrir. Elle n’avait pas songé au mariage, son parcours ne lui en avait jamais laissé entrevoir la possibilité, mais elle aurait aimé partager sa vie aux côtés d’un homme bon et travailleur. L’idée l’enchantait, mais ne faisait qu’entretenir des faux espoirs. En restant ici, elle mettait tout le village en danger. Avant longtemps, elle n’aurait jamais la paix.
- J’aimerais sincèrement accepter, Dereck. Mais c’est trop dangereux…
- Pourquoi ? Après tout, tu es libre maintenant et des bandits de grands chemins ne sont pas connus pour traquer les déserteurs. Il n’y a que l’armée qui agit ainsi… ou une quelconque corporation. [b]
Étonnée par la répartie de son frère, Joséphine resta sans voix.
[b] - Père m’a raconté ton histoire, ma sœur. Je n’en crois pas un mot. C’est impossible qu’une bande de bandits enseigne à des esclaves des techniques de combat telles que nous les avons vues la nuit où tu es apparue. De toute façon, rien ne t’empêcherait de rester ici à présent. Mais Marthe nous informe que tu sembles bien pressée de t’en aller.
Joséphine ferma les yeux. Dereck continua.
- Entre nous, dis-moi vraiment qui tu es, Joséphine.
- Je ne le peux pas.
- Pourquoi ? As-tu donc si honte de nous que tu nous juges indignes de connaître tes secrets ?
- Non Dereck, répondit-elle doucement. J’ai honte de moi. Je n’éprouve aucune fierté à être ce que je suis car je n’ai jamais choisi de l’être. On a fait de moi quelque chose que je déteste. Le seul choix que j’ai fait, durant les 14 dernières années, pourrait aujourd’hui causer ma perte. Je ne veux pas que d’autres subissent les conséquences de mes actes.
Dereck hocha la tête, puis se releva.
- Bien, Joséphine. Je respecte ta décision. Quand comptes-tu partir ?
- Cette nuit.
- Marthe ne te le permettra pas.
- Aussi vaillante et bienveillante soit-elle, Marthe dort au milieu de la nuit.
- Puisses-tu te porter bien, ma sœur, et trouver ce que tu cherches.
Dereck s’éloigna. Alors qu’il franchissait le seuil de la porte, Joséphine l’appela une dernière fois.
- Dereck ! Qu’est-il advenu de nos sœurs ?
- Élaine habite avec son mari au cœur de la capitale impériale. Nous n’avons aucune nouvelle d’eux depuis cinq ans. Serena est décédée d’une maladie moins d’un an après que père t’ait vendu. Lydianne habite dans un village aux abords des marécages délimitant Vénopole.
- … et Arielle ?
- Arielle vit en Edhesse, en bordure des montagnes. Elle s’est mariée il y a trois ans et son mari, un marchand itinérant, l’a emmené avec lui pour s’y installer. Aucune nouvelle depuis.
- Merci pour tout, Dereck.
- Je n’ai rien fait.
- Tu t’es souvenu de moi et tu es venu à moi. C’est tout ce qui m’importe.
- Je vais passer ce soir pour te rendre tes armes, mentionna Dereck en évitant de répondre à la remarque de sa sœur.
Joséphine resta un long moment après le départ de son frère à se remémorer sa conversation avec lui. Arielle, son étoile porte-bonheur, vivait en Edhesse, soit à l’autre bout du continent. Elle en aurait pour plusieurs mois de voyage, seulement pour se rendre dans la province. Après, il lui faudrait encore retrouver sa sœur. Songeuse, elle ne se découragea pas. Au contraire, elle sentait un vent d’euphorie l’assaillir. Un nouvel objectif était fixé.
Au beau milieu de la nuit, elle partirait. Peu importe le temps que le voyage durerait, peu importe les obstacles que le destin placerait sur son chemin, elle retrouverait sa sœur bien aimée. Quelque part en Edhesse, Arielle l’attendait.