La comtesse s'était attelée à prodiguer des soins aux soldats rapatriés à bord du Cygne Noir. L'opération n'était pas évidente du fait de la difficulté d'acheminer les blessés à bord des grands navires Ald'Rhunais. Si ces derniers se trouvaient en opération de combat, tout leur bord offert au littoral servait à soutenir l'offensive des troupes alliées.
Qui, au passage, progressaient d'ailleurs dans Port-Esperance, avançant difficilement, conquérant au prix fort le moindre mètre carré dans ce jadis fier bastion. Babka Irvin se trouvait parmi eux, jouant des lames pour reconquérir cette cité et l'arracher du joug de ces pirates sanguinaires.
Les navires étaient donc bien évidemment inabordable par le flanc où se déroulaient les opérations de combat. Il fallait donc pour les chaloupes qui faisaient la navette entre les quais fraichement conquis et les puissants vaisseaux de la Flotte, faire le tour et les aborder sur leur flanc opposé. Bien évidemment, cela faisait faire plus de chemin, mais la priorité était de prendre la ville. Les plus à plaindre -en dehors des malheureux soldats blessés- restaient bien sûr les rameurs.
Hélèna s'occupait donc du mieux qu'elle pouvait de ces valeureux soldats qu'un coup d'épée, qu'une flèche ou qu'une lance avait empêché d'accomplir leur devoir. Et il y en avait à bord du Cygne Noir. L'attaque de Port-Espérance resterait dans l'histoire comme une bataille bien âpre...
N'ayant pas d'expérience dans le domaine de la médecine, la comtesse aidait de son mieux le médecin du bord dans la prodigation des soins les plus divers. La jeune femme n'avait jamais vraiment eue à se soigner, puisque sa régénération naturelle, fort précieuse, s'occuperait à la maintenir en vie quoiqu'il puisse lui arriver.
Elle allait et venait, toujours active, au milieu des brancards sur lesquels gémissaient des blessés en tout genre. Ici un soldat qui perdait son sang par une mauvaise entaille entre les mailles de son armure, là une flèche qui s'était égarée dans l'épaule d'un jeune soldat d'Infanterie de Marine... La diversité des blessures infligées n'avait d'égal que l'ingéniosité déployée pour tuer son adversaire.
Assis un peu à l'écart, surveillant sa protégée, Naal avait sorti une petite pipe de voyage en bois. Il l'avait consciencieusement bourrée d'herbe à pipe naine de grande qualité avant de l'allumer et la porter à sa bouche pour en tirer quelques bouffées. Il appréciait ces moments rares qui lui rappelait ses classes à Ald'Rhune, alors qu'il n'était qu'un aspirant en passe d'appartenir à l'Infanterie de Marine. Il en avait fait, du chemin, depuis cette époque. Il avait vécu à bord de bien des navires avant d'être entrainé pour devenir Sabre. Naal avait ensuite été affecté à l'escouade Delta, peu avant que son chef ne meurt en opération. Il avait ainsi pris sa tête. Et avait fait connaissance de la comtesse.
Ah, la comtesse. Une jeune femme pleine de surprise. Quel ne fut son étonnement et sa stupeur lors de leur premier contact mental. Mais quel bien il retira de cette expérience. Et quelle joie ce fut pour lui lorsque le Basileus affecta son escouade à la protection de cette politicienne...
Il laissa échapper une volute de fumée grise vers le plafond du pont sur lequel il se trouvait. Ses équipiers se trouvaient à proximité, affairés eux aussi à quelques activités personnelles sans conséquences. L'un d'eux vérifiait son équipement, un autre taillait un bout de bois de la lame de son couteau... Ils étaient tous prêts à repartir au cœur de l'action, précédant la comtesse dans le moindre de ses déplacements.
Hélèna sentit sa tête tourner. Elle perdit momentanément l'équilibre, s'appuyant sur l'un des piliers de bois pour ne pas tomber. Elle s'y adossa, haletante, cherchant à se reprendre. Elle ferma les yeux, cherchant à faire le point avec elle même. La jeune femme fit le vide dans son esprit, faisant appel à sa concentration. Lorsqu'enfin elle y parvint, elle rouvrit les yeux et chercha à définir l'origine de son trouble. Une légère sensation d'asséchement piqua sa gorge. Elle la réprima aussitôt, avant de découvrir qu'elle se trouvait couverte de sang...
Naal avait suivi la scène et avait quitté son -pourtant confortable- point d'observation. Il avait rapidement éteint sa pipe avant de la fourrer en toute hâte dans l'une des poches de son armure de cuir. Et il avait rejoint la comtesse en proie à un malaise.
Il arriva rapidement à sa hauteur, sans toutefois que celle-ci ne s'en rende compte. La comtesse contemplait ses mains, sa peau pâle constellée de tâches de sang.
-Madame, tout va bien?
Les yeux bleus pâle de la jeune femme se levèrent, un peu perdus, sur le visage du soldat.
-Oui... Enfin, peut être pas... J'ai besoin d'un peu de repos, sans doute.
-Permettez moi de vous accompagner dans les quartiers de l'amirale. Elle vous a invitée à vous y rendre comme bon vous le semblerait.
-Oui, merci Naal.
Tout deux, ils rejoignirent les quartiers de l'amirale, laquelle se trouvait sur le pont principal, occupée à coordonner l'action de la Flotte. Ils franchirent le pas de la porte pour se trouver dans une petite mais coquette chambre. Un lit se trouvait contre l'une des cloisons, au dessus d'une série de placards de rangement. Un petit bureau jouxtait le lit, tandis que dans l'un des coins se trouvait un petit cabinet de toilette. Une malle trônait face au lit, tandis qu'à côté de la porte l'on pouvait trouver une penderie. Le bois dominait largement les teintes de la chambre, cependant, quelques touches de laiton par-ci par-là éclairaient un peu l'ensemble. Une peinture reproduisant une vue d'Ald'Rhune depuis le phare d'entrée du port apportait par sa présence une petite touche personnelle. Hélèna s'assit sur le lit et prit sa tête dans ses mains. Naal ferma la porte et s'y adossa.
-C'était votre première visite de l'Outre-mer?
La comtesse hocha la tête.
-Moi aussi. C'était rude, n'est-ce pas?
Une fois de plus, la réponse d'Hélèna fut positive.
-Comment faites-vous pour rester aussi serein après ce que l'on a traversé, Naal?
-J'ai sans doute vu plus de morts que vous, comtesse. Je suis un soldat "vétéran", comme diraient beaucoup. Je ne me sens à ma place qu'au cœur du combat aux côtés de mes hommes.
-Et tout ces morts? Ils sont autant de gens qui auraient pu être vos amis...
-Ils étaient armés. Moi aussi. C'étaient eux ou nous. Vous savez, comtesse, on apprend plus de choses sur quelqu'un contre qui on se bat que si on le côtoie quotidiennement pendant dix ans. Même si le combat ne dure que quelques secondes, on apprend tant sur celui que l'on affronte. On peut lire dans ses yeux ses croyances vis-à-vis de la mort, sa détermination sur ses traits, ses goûts, s'il a de la famille à la présence ou absence de bijoux... Croiser le fer permet de lire tout ça.
-C'est terrifiant.
-C'est comme ça. Dans notre métier, la vie et la mort ne sont séparées que par le tranchant d'une lame. La mienne ou celle de celui en face de moi. Jusqu'à présent, ma lame a toujours préservée ma vie et permis de remplir ma mission.
-La mort ne vous fait pas peur pour en parler avec autant de facilité?
-Si, bien sûr. Mais j'ai appris à ne plus vraiment la craindre et à jouer avec elle.
La comtesse s'allongea un instant sur le lit, profitant de l'instant pour se détendre au mieux. Naal s'assit à la chaise du bureau. Il l'installa de telle sorte qu'il soit face à la porte, pour éviter toute surprise.
-Dîtes, Naal, il vous arrive de ne pas penser "service"?
-Jamais. Pas même en permission, lorsque j'en ai. Il y a toujours une part de moi qui pense en terme tactique.
Le Sabre tourna son visage vers sa protégée, lui offrant un sourire réconfortant:
-Vous devriez vous nourrir un peu, vous vous sentiriez mieux.
-Et surtout changer de tenue. J'ai bien peur que ma pauvre toge ne soit définitivement perdue, en plus d'être totalement inadaptée à la situation.
Naal fit ainsi don d'un peu de son sang à la vampire, comme il l'avait fait si souvent déjà. L'effet fut presque immédiat: Hélèna reprit force et vitalité, récupérant au passage sa concentration face à la soif occasionnée par le sang des blessés sur ses mains et vêtements. Une fois cela fait, l'officier parti dénicher une tenue pour la comtesse, qui lui permettrait de passer un peu plus inaperçu à bord de ce navire. Il fut prompt à revenir, une tenue de combat sous le bras. Fort heureusement pour la jeune femme, il n'avait pas pris les pièces d'armure qui normalement complétaient la-dite tenue.
De couleur bleue foncée, cette tenue comptait une tunique et un pantalon, sur lesquels s'ajustait une ceinture dont la boucle représentait le symbole d'Ald'Rhune. Hélèna s'en contenta, n'ayant de toute façon pas d'autre choix. Elle ajouta néanmoins une touche personnelle en jetant sur ses épaules une cape noire à capuchon pour se protéger éventuellement des rayons du soleil. Et ainsi vêtue, elle et son garde-du-corps rejoignirent les blessés en attente de soin.
Amelia Neraï continuait de surveiller l'avancée des troupes alliées à l'aide de sa longue-vue. Du haut de son poste de commandement, sur le chateau, à l'arrière du Cygne Noir, elle avait une vue imprenable sur l'ensemble du dispositif d'assaut. Elle devinait plus que voyait réellement les mouvements des troupes impériales et outre-îliennes au delà des murs. Sans doute la bataille faisait-elle rage là-bas aussi. Soudain:
-Amirale, trois voiles venant du large!
La jeune femme fit volte-face et immédiatement leva sa lunette. Elle fit le point et vit distinctement la mature des trois intrus. A priori une mâture complexe, si l'on en croyait la configuration des voiles.
-Tirez un Météore dans sa direction comme coup de semonce. Faîtes-le exploser en l'air, ne le faîtes pas toucher la mer!
A cet ordre, l'un des affûts mobile pivota en direction du large et se pointa en suivant les indications précises du pointeur. Les servants mirent le feu à leur projectile, lequel fila dans un déchirement de feu et de fumée en direction des trois navires étrangers. Le projectile décrivit une large ellipse, avant d'exploser en l'air, à mi-chemin entre le Cygne Noir et le reste de son armada et les trois navires étrangers.
Amelia surveilla la réaction des trois bâtiments avec attention. Elle fut à la fois étonnée et soulagée lorsqu'elle vit que les équipages de ces navires lever leurs couleurs. Il s'agissait pour les trois de drapeaux Ald'Rhunais, chose étonnante en ces circonstances. Cependant qu'ils se rapprochaient, Amelia comprit d'où ils venaient. Et désignant un de ses hommes:
-Va prévenir la comtesse que la Hylvië et son escorte sont en approche et qu'elle pourra quitter le bord pour rejoindre son bâtiment quand bon il lui semblera.