Le géant regardait face à lui l’immense bâtiment ponctué de quatre hautes tours.
Un long périple dans les plaines du nord, du pied des montagnes jusqu’à la capitale, l’avait mené jusqu’ici. Et un périple, qui lui avait paru plus long encore, dans les rues de la grande cité.
Se mêler à la foule n’était décidément pas à son goût. La seule consolation qu’il avait trouvée à son aversion de la multitude, c’était de passer ici totalement inaperçu.
Kalamaï était un creuset où se mélangeaient toutes les races, tous les sexes, toutes les classes sociales. Il n’était qu’un géant parmi d’autres, et plus même : qu’une créature parmi d’autres.
Il comprit pourquoi Lulyane avait choisie de se réfugier ici. Où se cacher mieux que sous les regards indifférents des habitants de la mégapole ? Où être un individu plus invisible que dans les rues grouillantes de milliers d’autres individus ? Mais il comprit en même temps que, pour les mêmes raisons, il ne lui serait pas facile de mettre la main sur la jeune femme. Pour l’instant, cet endroit était sa seule piste, il devait la suivre jusqu’au bout.
A ses côtés, Elune paraissait médusée par la splendeur et la magnificence de ce véritable palais. De longues ailes se déployaient entre les tours, de vastes corps de logis dont on devinait qu’ils abritaient nombre d’appartements. Et sur la façade finement décorée, des gargouilles aux masques grimaçants, veillaient de loin en loin, scrutant les abords de leurs yeux granitiques dans un silence de pierre.
- C’est là ? dit le géant.
La coopération des Arcanes ?- La Corporation ! le reprit Elune. Oui, Grognar, c’est ici ! C’est cet endroit que Lulyane avait pour objectif quand elle m’a quittée. Je ne sais pas si elle y est encore, ni même si elle y est venue, mais c’est là qu’elle m’a dit vouloir se rendre. - Bon ! Assez perdu de temps ! Si elle est là, on l’embarque ! Si elle y est pas, on va nous dire où elle est ! Par où on entre ?
- On n’entre pas, Grognar ! A moins d’être un membre de la Corporation, ou de souhaiter en devenir un. Tu souhaites devenir membre, Grognar ?
Le colosse grogna à voix basse :
- Membre ? Membre de rien du tout ! Des membres, j’en ai quatre, deux bras, deux jambes… Et ils m’ont toujours suffi pour mettre des raclées aux contrariants.
Il fit un pas en avant, un seul pas, qui lui suffit pourtant pour franchir la distance qui le séparait du porche qui ouvrait sur la Grande cour.
- M’est avis que ça, c’est une entrée ! Et une entrée ouverte ! Si c’est ouvert…Il ne termina pas sa phrase, qu’il prononçait tout en s’engouffrant sous le porche. Elune courut après lui et le saisit par un doigt, à défaut de pouvoir enserrer son avant-bras.
- Ne fais pas un pas de plus, Grognar ! La statue…
- Quoi, la statue ?
- Elle a bougé !Le géant considéra sa camarade avec une légère pointe de commisération. Il toucha sa joue du bout d’un index qui se voulait cajolant et doux. Elle fut rejetée légèrement en arrière.
- Allons, Elune, une statue, ça bouge pas ! C’est même comme ça qu’on les reconnaît !
- Je t’assure, Grognar, que la statue là, celle de la gargouille… Au fur et à mesure que tu avançais… Elle bougeait…
Grognar haussa les épaules avec indulgence et reprit sa marche sous le porche. Néanmoins, il avait vu tellement de choses extraordinaires aux côtés de son maître, il avait si souvent constaté à quel point l’incroyable était possible, qu’il garda les yeux rivés sur la chimère minérale qu’Elune lui avait désignée.
A chacun de ses pas, la sculpture semblait effectivement s’animer un peu plus. Un pas, sa tête tournait légèrement pour continuer de le viser du regard. Un deuxième pas, elle s’avançait imperceptiblement, se décollait du mur. Un troisième, ses ailes commençaient de se déployer. Encore un et les effigies voisines s’agitaient à leur tour.
Il était maintenant à l’orée de la cour et le doute n’était plus permis. Toutes les hideuses figures le fixaient, leurs globes oculaires rocheux se posaient sur lui, leurs dents acérées de basalte lui adressaient un sourire menaçant.
Grognar n’était pas un poltron, loin s’en faut ! Mais seul contre une armée de pierre, volante et magique, il ne se sentait pas de taille. Quelle ironie ! Lui, le titan, le colosse barbare pour une fois ne se sentait pas… de taille !
Il recula ! Les créatures demeuraient aux aguets ! Il fit alors franchement demi-tour et quitta l’abri ombragé du porche pour regagner l’esplanade. Et quand il se retourna, les statues avaient repris leur place, adossées aux fines colonnades, se faisant socle des élégants fûts qui s’élevaient en torsades vers le ciel.
Il eut un soupir et regarda Elune, incrédule encore devant ce qu’il venait de voir.
- J’ai pas rêvé ? Dis-moi que tu les as vues aussi !- Non, Grognar, tu n’as pas rêvé ! Et je pense que tu as pris la bonne décision ! Entrer ici n’est pas une bonne idée. Nous allons devoir trouver un autre moyen de nous renseigner auprès des membres de la corporation.Grognar afficha soudain sa tête des mauvais jours. Une perte de temps encore. Et du temps, il ne savait pas combien il en disposait avant que la Tour Opaline ne s’écroule, ne s’abîme définitivement sur son promontoire, s’affaissant en un tas de ruines qui viendraient augmenter la hauteur de la masse rocheuse sur laquelle elle reposait, disparaissant du monde, briques mêlées aux cailloux, pierres enchevêtrées dans les ronces, blocs engloutis sous le lichen…
Sous son sourcil froncé de contrariété, il aperçut là-bas au loin, en direction du sud, d’étranges animaux qui prenaient leur envol. Il les voyait à une distance respectable, mais il lui sembla que c’était des dragons, ou quelque chose du genre, bien que d’ici, ils paraissent minuscules. Et sur les dos de plusieurs d’entre eux, il distingua avec certitude des formes humaines. Oui, ces drôles d’oiseaux avaient des cavaliers et s’éloignaient dans l’horizon.
Vraiment, les gens de Kalamaï avaient des coutumes étranges, et le géant se sentit envahit d’un sentiment de nostalgie pour son tas de cailloux dans les montagnes, pour sa contrée aride et désertique de Roc-Pointe.
Dernière édition par Grognar le Mar 25 Mai 2010 - 16:28, édité 3 fois