Narsès était parti en confiant à son intendant la tâche de me faire visiter les mines de fer de la Province. Une tâche que l'intendant avait bien vite fait de déléguer lui-même à un bureaucrate lambda, qui avait essayé de refourguer le boulot au capitaine de la garde, jusqu'à ce que l'impatience me fasse exploser et ma témérité me fasse dire des choses que j'aurais pu regretter, si mon talent pour le bluff n'était pas aussi grand. J'avais habilement fait comprendre au bureaucrate qui s'employait à me vexer que son Palatin, Narsès, n'hésiterait pas à le faire empaler si je partais mécontent de ces lieux et allait proposer mes services ailleurs. Quelque peu intimidé, le brasse-paperasse, apparemment responsable de la gestion des excavations minières, m'avait alors assigné une escorte et un guide pour aller inspecter mes futures concessions.
Bien que le seigneur Narsès m'ait précisé qu'il ne me céderait que le droit d'exploitation des mines, je savais bien que dans les faits, elles m'appartiendraient. Que m'importait, par les dieux, que mon nom soit sur un bout de papier ? Il pouvait bien conserver la propriété éminente des terres, j'en aurais l'usufruit, et c'est tout ce qui m'importait : le fer. Pour cela, il fallait que j'avise les méthodes d'exploitation actuelles et que je songe à les améliorer si besoin (j'étais presque sûr qu'il le faudrait). J'avais emporté avec moi de quoi prendre quelques notes et faire quelques croquis des moyens de soutènement et surtout des calculs de productivité en fonction de la capacité de roulage. Très important, le roulage. C'était la capacité d'une mine à rapidement évacuer les débris qui conditionnait sa productivité. Ça, et puis la main d’œuvre, bien sûr, mais on m'avait assuré que la Province n'en manquait pas.
Cela faisait un peu plus d'une journée que nous avions quitté Perganon, Bestien et l'escorte sur leurs chevaux, moi sur mon poney. Je n'avais jamais vécu parmi des hommes de grande taille, et je dois avouer que ça ne me plaisait pas trop, d'être aussi chétif à côté d'eux. J'imagine que ça ne leur plaisait pas non plus de devoir servir un gnome. Étrange comme la taille comptait, dans les rapports entre les hommes. Pour sûr, je n'étais pas du tout un guerrier, et à l'épée, je pense qu'ils auraient aisément eu raison de moi (même si mon sabre était de bien meilleure qualité que leur équipement). Et pourtant, un système politique ne se fondait pas sur des biceps, mais bien sur des méninges ; il en allait de même d'un système économique, qui avait encore moins à se préoccuper des passions des individus, devenus des valeurs. Ah ! Tout était si simple quand on n'avait que des nombres devant soi. J'aimais bien les hommes, mais les nombres étaient autrement plus fiables. Ce Narsès, par exemple, était un personnage intéressant, tellement intéressant que je n'arrivais pas du tout à savoir s'il bluffait complètement avec moi. J'arrivais en ses terres, je traitais avec la pègre, faisait exploser une cave et il me proposait un contrat extrêmement juteux alors que j'étais le plus parfait des parfaits inconnus ? Je n'avais aucune réputation, dans cette partie du monde !
Plus nous grimpions dans les montagnes et vers le nord, plus il faisait froid. J'essayais d'estimer l'altitude à laquelle seraient les mines tandis que nous gravissions les versants escarpés des monts. Depuis quelques heures déjà, nous montions dans la neige. Le guide, en tête de colonne, avait l'air de connaître le sentier par coeur. J'avais envoyé Bestien à ses côtés, à quelques mètres devant moi, pour qu'il apprenne quels étaient les balises qui permettaient au pisteur de ne pas perdre le sentier. Peut-être était-ce une route, toujours est-il qu'on n'en voyait pas grand chose, sous la pellicule de neige, qui se faisait de plus en plus épaisse. Emmitouflé dans un manteau de fourrure trop grand qu'on m'avait donné pour que je ne meure pas de froid, je grelottais tout de même pas mal. Autant j'étais habitué aux grandes rafales de vent océanique qui soufflaient sur la Digue et à la froideur de l'air, près des nuages, autant la bise montagnarde et neigeuse du Grand Nord m'était encore inconnue. Malgré les observations rationnelles que je consignais sur mon carnet et la rudesse de la température, je ne pouvais m'empêcher de m'émerveiller devant les pics saillants, encapuchonnés d'un duvet immaculé, devant le paysage magnifique que présentait ces reliefs de gorges et de sommets tranchants. Moi qui avais toujours souhaité explorer, partir loin et voir d'autres pays, j'étais servi comme un roi, et j'avais du mal à contenir mon visage, qui voulait coûte que coûte afficher un sourire béat. Le gel, heureusement, m'aidait à ne pas perdre ma crédibilité de partenaire commercial important et menaçant, du genre auquel il ne fallait pas chercher des noises.
Sans porter une très grande attention aux conversations de l'escorte, qui s'ennuyait pas mal, car nous ne cheminions pas vite, je compris que nous allions bientôt arriver à un site d'extraction de minerais. A la bonne heure ! Il y aurait du feu, là-bas ! En revanche, je devais dire adieu, pour l'instant, à mes beaux paysages. Les fonderies, les chariots, les hommes et les vapeurs les remplaceraient surement sous peu.
Dernière édition par Han Yu'llöhl Alkasr le Mar 17 Juin 2014 - 4:01, édité 2 fois