Des elfes en armes, voilà une vision bien étrange ! Les rares elfes que j'avais vu chez moi n'avaient pour tout équipement que des vêtements de toile et des arcs. Il était pour le moins étonnant d'en admirer, fiers et altiers dans les armures argentées, portant sabre et arc de très bonne facture. Leur tabard bleu et vert était frappé d'un grand arbre et de deux étoiles jaunes. Des gardes du port, sans doute. J'attendis leur intervention avant d'agir : je ne voulais pas les offusquer, déjà. Le premier des cinq parla dans notre langue, à mon grand étonnement.
- Halte, marins, au nom du Palatinat de Maon ! Votre navire n'est pas inscrit dans les registres de la capitainerie de Phornose. Nous devons contrôler votre cargaison et vous demander d'aller vous présenter à la capitainerie.
J'eus grand peine à ne pas rire, mes compagnons ricanèrent : l'elfe avait un accent tout simplement ridicule.
- Je vous prie d'excuser l'hilarité de mes camarades. Nous ne transportons que des vivres, des voiles de rechange, de l'or et quelques barils d'une poudre médiocre pour conserver des aliments.
Lorsqu'il m'entendirent parler, ils eurent un sourire. Je devais avoir aussi un accent étrange à leurs oreilles. Il faudrait régler ce problème si je voulais m'intégrer parfaitement. Mais enfin, ils ne me voulaient pas de mal. Je fis signe à mes gars de les laisser inspecter le navire, puis je me dirigeai vers le bâtiment que l'elfe m'avait indiqué, Bestien à mes côtés.
Arrivés là-bas, nous fûmes introduit auprès du capitaine du port : je déduisis qu'il s'agissait de l'homme qui dirigeait.
- Bonjour, messieurs. Vous venez de l'étrange navire qui vient d'arriver, n'est-ce pas ? Je n'en ai jamais vu de tel. Je vous prierais de remplir ce registre : indiquez le nom du navire, sa Province d'origine, quelle est sa cargaison, le nom et la race de son commandant. Vous savez écrire ? Je peux écrire sous la dictée.
- C'est mon vaisseau, en effet. Je sais écrire, ne vous tracassez pas pour moi.
Je ne savais cependant qu'indiquer, et pour le nom de mon vaisseau, et pour ma "Province" d'origine. Je n'allais pas lui dire que je venais d'une terre à des milliers de lieues d'ici, dont jamais il n'avait pu entendre parler. Pour le nom du vaisseau, il fallait en choisir un qui en imposait, mais qui ne soit pas celui d'un galion. Au diable "La Victoire" ou "Le Ravageur". Il me fallait un nom élégant, raffiné, mais qui soit autoritaire, divin presque. Ou bien, ce qui pouvait très bien faire l'affaire, quelque nom amusant, mais pour moi seulement. Il m'en fallait un fin, astucieux en somme. Je réfléchis un instant, puis inscrivit d'une belle écriture fine, en caractères Anciens :
L'Altesse des Azurs
Avec un sourire, j'achevais d'écrire lorsque le capitaine me dit.
- Il faudra songer à inscrire ce nom sur votre bateau. C'est la règle, ici.
Je saisis l'occasion pour combler ma lacune géographique. Nous étions passés au large d'un archipel, il y avait une semaine. Je pourrais faire croire que je venais de là-bas.
- Là d'où je viens, par-delà la mer, on ne donne pas de noms à nos navires. Ce sont des objets, pas des personnes.
- Ah oui ? Tous les navires d'Outre-Mer que je connaisse ont des noms, pourtant. D'où sortez-vous ?
Soulagé par la réussite de mon stratagème, j'écrivis "Outre-Mer" sur le registre.
- D'Outre-Mer, précisément. Mais j'habite dans une crique reculée et difficile d'accès, où nous autres gnomes avons élu domicile, loin des regards.
J'inscrivis pour finir "Cargaison de nourriture, de sel impur, de voiles et d'or. Commandant : Han Yu'llöhl Alkasr, gnome". Le chef de la capitainerie lut, hocha la tête, puis se tourna de nouveau vers moi.
- Il ne vous reste plus qu'à vous acquitter des frais d'amarrage, et vous pourrez circuler autant que vous le souhaiterez dans les terres. Nous nous chargeons de garder votre navire. Comme vous êtes d'Outre-Mer, vous êtes à l'abri d'une réquisition éventuelle de la part de l'armée de Maon pour aller combattre les forces thassopoliennes en Zakinthe. Pas d'inquiétude à vous faire de ce côté-là, donc. Ce sera treize pistoles pour rester amarré, s'il vous plaît.
Sans avoir compris grand chose à ce qu'il m'avait dit, je lui donnai une pièce d'or gnome. J'espérais que cela suffirait. Il fallait que je me fasse très vite à la valeur de l'argent et de l'or, et que je change ma monnaie contre de la locale. Le capitaine ouvrit des yeux grands comme des soucoupes, mais prit la pièce tout de même. Il la regarda assez longuement. Ne le voyant pas réagir plus que cela, je m'impatientai.
- Est-ce bon ?
- Quoi ? Euh, oui, oui, c'est juste que... D'où venez-vous, pour donner une si lourde pièce d'or, inconnue d'ailleurs, à la capitainerie d'un port ?