Un instant dans la nuit, à quelques lieux...
- Rat Irkos, tout est clair.
Quelques instants auparavant, à quelques centaines de pas.
La place est déserte de monde. J'avais couru longuement. Couru, jusqu'à que mon souffle tournoie et consume ma poitrine comme un envol de braise, que mon sang ne devienne qu'un poison acide à travers mes muscles, que mes jambes soient animées par une force inconnue. Puis ensuite, je couru de nouveau. Jusque ici. Un espace avec de multiples entrées et sorties. Une aire articulée par son centre, un sens circulaire, suivant une fontaine en inactivité. Une sculpture de bien piètre qualité, ébréchée en de nombreux endroits, souillée par la crasse et l'usure, un petit travail architectural finissant en ruine. J'étais assoiffé, et de l'eau pour tout un mois se présentait devant moi. Un rapide tour de repérage, des pots laissés à même le sol, des étales abandonnés, des tapis dépassant des toits, et même un homme dormant paisiblement dans la poussière. Un quartier pauvre de richesse, ou riche de désintérêt pour l'Empire. Des gens indignes d'attention, abandonnés et dépourvus d'intégration solide dans la société qui a scellé leur sort. Mendiant, trompeur, coquin, endettés, coupe-gorge. Un endroit où je ne risquais rien. Strictement rien.
L'eau était d'une couleur sombre. Bleue nuit, agrémentée de reflets émeraude, des nuances d'argent avec des feuilles à la surface. L'eau ne devait plus être relié au système d'irrigation du reste de la ville, et ce depuis longtemps. Les gens utilisaient cette eau pour leur linge, laissaient leurs enfants y baigner et devaient même y jeter toutes sortes d'objets. Boire ce breuvage était un risque de mort ou de sévères maux. Et je n'avais pas parcouru autant de distance pour céder à la tentation.
Cet homme, cet Irkos. Il n'a eu que peu de détails me concernant. J'ai fais en sorte d'être méconnaissable, largement aidé par la pénombre. Assurément, même s'il n'est pas avec l'Empire, il a dû donner mon signalement. La meilleure chose est de se réfugier dans les quartiers où la loi est une vague notion que l'on invoque simplement pour la forme. Des taudis grouillant de vermines, de voleurs et d'assassins. C'était plus sûr. Paradoxalement.
Quelques secondes avant..
- Chers confrères, me voilà.
Le loup qui boîte. Loup, pour représenter la criminalité qui croque les moutons dans la populace. Qui boîte, surement pour la forme. Une figure pour ne pas se désigner comme étant le lieu qui détient les plus grands brigands de la ville, même si cela doit se savoir aisément. Une odeur de viande grillée qui régnait dans la salle principale. Divers salons aménagés où l'on rencontrait les stéréotypes communs dans tavernes lugubres, les mages noirs habillés de robes, les vampires réunis en clans et qui fixent les autres furtivement, les commerçants du marché noir toujours à vendre des objets plus étranges que dangereux, les bandits qui rigolaient à gorge déployée en comptant le butin de la semaine. Des images qui se répètent, encore, toujours, à jamais. Un statut-quo qui doit changer afin que la face du monde sourit à tous. La fumée montante, les effluves des corps trempés par les voyages, les brides de conversations à hautes voies, j'avançais à travers la pièce en n'accordant aucun regard. Mon attention était captivée par une seule chose, une unique raison qui me permettrait de tuer mère et fils. Boire. A s'en noyer le gosier, à en tremper le sol, à transformer mon corps en une flaque. L'eau était une boisson dangereuse en ces lieux, elle était souvent croupie, autant l'alcool. Un breuvage qui nourrit et abreuve des générations depuis des temps anciens. Une tradition qui réchauffa les cœurs et permit la survie à bon nombre d'êtres vivants. Laissons l'ethnologie où elle repose, mon gosier réclame attention.
Les meubles étaient d'une qualité modeste, le propriétaire ne devait pas y tenir. Sans doutes que les tables et les chaises devaient voler de temps à autre. M'accoudant au comptoir entre deux hommes d'une forte carrure, j'observais la pièce. Ils étaient à une dizaine de couverts, sans compter les consommations diverses. Me retournant vers le tenancier, je découvrit un homme d'une petite taille, le visage ciselé par le temps, comme taillé dans du granit. Une tenue de cuir de piètre qualité, des poils gris et une chevelure qui peine à subsister.
- Une pinte de bière. Et un couvert. Loin de la foule. Amenez des victuailles qui réjouirait l'estomac d'un soldat revenu de campagne.
Il ne décoinça pas sa mâchoire, me montrant simplement une table inoccupée du regard. Installé dans un coin, je reposais sur un large fauteuil de coin, derrière deux poutres apparentes. Un endroit où je serai peu observé. Je ruminais mes pensées encore une fois, longuement. Aucun résultat concluant ne parvint à s’élever, la fatigue avait eu raison de moi. Un bain, une longue nuit, arrêter de penser, voilà ce dont j'avais besoin.
Une large pièce de viande, quelques fèves, des champignons des bois, quelques légumes issus de la culture voisine. L'odeur des mets fendait l'air et venait narguer mes narines. Mon dernier véritable repas remonte à plus d'une dizaine de nuits. Des relents parfumés, me laissant deviner la chair braisée, la sauce grasse et gorgée de sang. Sans m'en rendre compte, je mettais pencher, très près de l'assiette. La faim possède parfois un effet captivant. J'ôtais mon foulard, et portait la première bouchée à mes lèvres. Réjouissance. Soulagement. Repos des sens et de l'esprit. Je m'enfonçais peu à peu dans la banquette, poussant un soupir d'extase. Ce n'était pas un repas digne d'un banquet mais, c'est toujours mieux que le petit gibier crû et les baies.
Le contenu fut englouti rapidement, très rapidement. A un tel point qu'une seconde assiette venu vers moi, coiffé de tresses noires ébènes. Des traits serrés qui laissaient passer la lassitude. L'estomac calmé, je me concentrais à d'autre chose. Les femmes. Depuis combien de temps n'en n'aies-je pas profité ? Depuis plusieurs pleines lunes, cela est certain. Agir pour une noble cause, cela porte à oublier certains bons attraits de l'existence. Des courbes non désagréables qui s'éloignaient, en souriant vainement. Surement pour conserver la clientèle.
La main tendue devant moi, je contemplais la choppe. Du bois cerclé de fines tiges de fer. Une anse large qui laissait bien de l'espace, surement que des races très diverses devaient venir ici. Une bière brune, jonchée par la mousse immaculée. Première gorgée, mélange d'eau, d'orge et d'houblon. Une sensation alcoolisée presque inexistante. Le liquide qui descendait dans mon corps doucement, calmant la mécanique qui s’inquiétait de ne plus avoir de quoi fonctionner. Pendant quelques minutes, j'en oublia de surveiller mes alentours. Fort heureusement, aucun signe particulier n'était pas à déceler. Il semblerait que ce soit un d'endroit sûr.
La deuxième assiette connue le même destin que la première, à l'intérieur de mon estomac. Je renouais mon turban contre mon visage. Cette fois-ci, le comptoir était vide, tant mieux.
- Combien pour ce fameux repas ? Comment..? Je ne pense pas, non.
La manie des tenanciers à vouloir monter les prix proportionnellement à la satisfaction du client.
- Simplement, vingts piécettes d'argent. Et une pièce pour la nuit. Un supplément ? Elle a un nécessaire à hygiène, je vois.. ça ira. Quatre-vingt pièces d'argent et quinze de cuivre. Deux pièces d'or ?!
La brève sensation de plénitude ressentie lors du repas s'était évaporée. Mes nerfs se remettaient en marche et mes sens aiguisés rentraient en action.
- Le prix que j'ai convenu, et vous ferez venir une de vos filles d'ici une heure. Si ce n'est pas le cas, votre cahute brûlera, croyez-moi. Et inutile de prévenir les gardes, je ne pense pas que le type de clients apprécierait ce geste de votre part. Et en cette possibilité, je ne serai pas le seul à vouloir vous faire regretter ce choix. Souvenez-vous, une fille dans une heure.
Je laissa l'argent dans la main ridée du tavernier. Ses sourcils blancs étaient froncés, il ne devait plus avoir la force de se tenir contre les récalcitrants. Sa seule arme doit être la persuasion en haussant le ton. ça a bien dû fonctionner quelque part, pour qu'il insiste autant. Malheureusement, pas avec tout le monde. La chambrée était la dernière disponible, voilà ce qui explique son prix relativement élevé. Je grimpa les escaliers avec hâte, le confort d'un sommier m'attendait. Une dizaine de portes. Celle du fond, sur la gauche a t-il dit. Je rentra la clé dans l'ouverture, un déclic se fit entendre. Elle était modeste, sans trop de place vide. Un lit de taille modeste, un mobilier servant aussi de décoration, et une baignoire de bronze. Le tout me convenait amplement. Directement, je m'allongea sur le dos, les bras croisés, les yeux mi-clos. Une personne devait venir sous peu, je m'assoupis pendant ce temps.
Une sensation de froid, puis de chaud, des bruits qui s'identifient. Toc, toc et toc. Des petits coups timides. Une fois la porte ouverte, je reconnu la serveuse d'auparavant. Son expression était plus triste qu'auparavant, elle ne disait un mot. Sans doutes savait-elle de quoi il s'agissait. Sensible à sa détresse, je pris une pièce d'une de mes bourses. Une pièce d'or, gravée d'un étrange motif. Un T majuscule, dans le ciel, et un bateau bravant l'océan. Je pouvais lire l'incompréhension dans ses prunelles émeraudes.
- Une pièce unique. Un voyage simple et sans retour pour une vie différente. Un endroit où le destin n'inflige plus sa dictature. Talegad. Souviens t-en. Cherche cette ville, à moins que tu souhaites finir ton existence ici.
Sans rien ajouter, je ferma la porte doucement derrière moi. Je pu lire un sourire sur ses lèvres, par dessus mes épaules. Cette monnaie était précieuse. Nous fabriquons que peu notre propre monnaie, celle des autres suffit généralement. C'était une nouvelle lubie, dans la quête de l'identité.
J'avais la nuit entière à ma disposition. Je déposa mes affaires sur une coiffeuse en bois massif. Mon turban, mon sac, mon gant, mes équipements. Je me trouvais allégé de quelques kilos. Un bain me ferait le plus grand bien. Mais, comment le remplir et le chauffer ? J'avais la réponse toute trouvée. L'ingénieur de cette pièce était futé. Accolées à la cheminée se trouvait deux citernes, toutes deux pourvues d'un système de robinetterie. Je remplissais une large marmite, en versant l'eau chaude dans la baignoire. Un nombre incalculables de fois fut nécessaire pour remplir l'objet de ma convoitise, mes bras sonnèrent la retraire. Finalement, une fois nu, j'entrais mon corps. Une chaleur qui saisit mes muscles d'un frisson, puis une relaxation intense. Ma tête sonna contre le bord, c'était bon, très bon. Les minutes défilèrent rapidement, au son de mon souffle et de l'eau remuée. De la buée en condensation s'échappait vers le plafond, teintant l'atmosphère d'une chaleur supplémentaire. C'était parfait temporairement.. Malheureusement, seulement temporairement.
J'entendais de nombreux pas presque discrets dans le couloir. Des gardes ? Le tenancier aurait osé ? J'attrapais seulement mes guenilles et mon gant, adossé au mur. La porte s’entrouvrit doucement, l'identité de l’intrus allait être découverte. J'étais surpris. Non, jamais, je n'aurai pensé à ça...